Il neigeait
l’homme
s’abattait dans la neige, refusait de bouger et mourait gelé. Le préfet
Bausset, que sa goutte faisait souffrir à chaque pas, intervint pour qu’on
porte l’hystérique dans la caravane des infirmiers, puis il ordonna aux maîtres
d’hôtel d’amener une centaine de flacons de chambertin à Sa Majesté. Le premier
pont était achevé, l’Empereur entendait distribuer lui-même son vin aux
travailleurs tremblant de froid, qui partaient cent mètres plus haut édifier un
deuxième pont.
Les cochers attelèrent leurs voitures, de même les
artilleurs leurs canons. Les traînards débouchaient de la route de Borisov,
prévenus par une rumeur que le génie installait des ponts ; une affluence
de véhicules, de chevaux, de loqueteux s’étalait dans la plaine sans accéder au
pont que barraient des grenadiers. Une clameur levée par l’indignation répondit
à cet empêchement, comme si la survie ne tenait qu’au passage de cette Bérésina
dont les multiples bras enserraient des îlots fangeux. Berthier, Murat, Ney se
dépensaient à rameuter les troupes. Oudinot alignait ses régiments en tenue
correcte. Les voitures de la maison impériale s’éloignèrent vers l’emplacement
du deuxième pont ; des chevalets étaient déjà plantés.
Sébastien ne resta pas dans la calèche, il avait besoin de
bouger, s’approcha du nouveau chantier que l’Empereur ne lâchait pas, debout
sur le début du tablier à peine posé, côte à côte avec le général Eblé qui
coordonnait les travaux. Attachés aux radeaux, les pontonniers clouaient des
poutrelles, comme cette nuit ils se déshabillaient pour plonger, tenir des piquets
dans la vase, ou bien ils grimpaient sous les chevalets, agiles comme des
acrobates, avec des clous aux lèvres et le marteau pendu à une ficelle autour
du cou. La température baissait. Les glaçons n’arrêtaient pas de courir sur les
eaux, de tournoyer, de heurter le bois ou les corps. Un pontonnier poussa un
cri, un morceau de glace le plaquait contre un madrier, il ouvrit la bouche,
jeta sa tête à la renverse et coula. Ses compagnons ne lui portèrent pas
secours, ils n’avaient pas le temps, ce pont sur lequel passerait l’artillerie
devait être solide et terminé avant la nuit. Sébastien entendait
l’Empereur :
— Eblé, renforcez vos ouvriers avec mes sapeurs.
— Ils ignorent ce travail, sire.
— Vous leur expliquerez, il faut se hâter.
— Et que ça tienne, sire.
— Si vous aviez conservé vos barques, cela nous aurait
simplifié la vie.
— Vous m’avez demandé de les brûler.
— Et ces glaçons !
— Avec du temps, nous aurions bâti une estacade de
troncs d’arbres…
Sur la rive droite, des lanciers polonais rentraient de patrouille,
leur officier agitait les flammes multicolores de sa hampe. Quand il parcourut
le premier pont au petit trot, l’ouvrage vacilla. Il longea le fleuve et le
remonta jusqu’au chantier où se tenait l’Empereur.
— Sire ! Sire ! Les Russes !
— Ils avancent vers nous ?
— Ils ont disparu.
— Ils ont filé vers Borisov, dit l’Empereur en
souriant, satisfait de sa ruse et de la médiocrité des généraux adverses.
— Tu comprends, Chantelouve, tu comprends pourquoi les
blessures qu’ils nous font sont affreuses ?
D’Herbigny avait conservé le fusil de son éphémère
prisonnier ; il montrait dans sa paume le calibre des balles prises dans
sa giberne.
— Des œufs de pigeon, ouais, pas des balles.
— Et quand vous aurez plus de munitions russes,
capitaine ? disait un autre cavalier.
— Quand j’en aurai plus, je m’en serai servi !
J’aurai éclaté des têtes de cosaques !
— Ou d’péquins, mon capitaine, voyez l’foutoir.
À l’entrée du pont achevé, sur lequel défilaient les
régiments d’Oudinot, les grenadiers s’efforçaient de maintenir la multitude à
distance. Leurs baïonnettes n’impressionnaient personne. Les civils se
poussaient entre leurs chevaux et les chariots, il en arrivait sans
interruption, ils s’agglutinaient dans la plaine.
Les milliers d’hommes du 2 e corps d’armée
n’avaient pas encore franchi le fleuve que l’autre pont était terminé. Les
véhicules de la maison de l’Empereur attendaient en file l’ordre de passer,
l’artillerie se préparait. La Garde se réunissait tandis qu’une division se
mettait en place devant le premier pont ; des terrassiers du génie, sous
les huées, creusaient une
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