Il neigeait
montagne de sacs n’était pas régulière, d’Herbigny y roula dans une
sorte d’intervalle, posa la main pour se hisser sur un objet glacé et
dur ; il le tripota, toucha une coquille de pierre, non, une oreille, et
la proéminence d’un nez, un visage froid. Il tressaillit. Ce n’étaient pas des
bagages ni des sacs de grain mais des soldats morts par centaines que le gel
avait raidis avant qu’on allume ce satané feu. Ils obstruaient les portes. Les
moins paralysés sortaient des tas comme des reptiles, un temps protégés par ces
corps qui leur avaient servi d’édredons. Ils serpentaient à la surface,
quelques-uns réussissaient avec une branche à enflammer une autre partie du
tronc, l’écorce grésillait, les aiguilles de pin volaient comme des étincelles,
les hommes soufflaient pour attiser, cette flambée monta vers le toit qui se
mit à brûler, jetant partout des torches de chaume. Le capitaine, sur les
coudes, se dépêcha vers la brèche par où il était entré, poussa les dragons qui
l’avaient suivi, déjà les poutres de la soupente craquelaient. Dehors, dans la
neige, des ombres avançaient vers la grange embrasée qui leur permettrait de ne
pas mourir de froid.
Sous les couvertures et les pelisses blanches, on ne
différenciait plus les généraux des simples soldats ni les hommes des femmes.
Ils marchaient d’un pas lent et appuyé, résistaient à la tentation de monter
sur les derniers chevaux ou dans les voitures ; les médecins étaient
formels : l’immobilité tuait à coup sûr, ils devaient se déplacer à pied,
éviter l’engourdissement. Sébastien avait noué un mouchoir sur sa bouche et son
nez pour que son haleine ne gèle pas. L’air vif picotait les yeux, y faisait
monter des larmes vite changées en glaçons. Le baron Fain retenait son commis
par le bras, qu’il puisse avancer en se couvrant les yeux d’une fourrure,
attiédir ses paupières et les décoller. Sébastien lui rendait le même service
quelques mètres plus loin. Ils avaient dépassé la grange incendiée, buté sur
des corps décolorés, sans bottes ni manteaux, récupéré une carnassière qui
contenait un quignon de pain de seigle. Lorsqu’ils virent la berline vert olive
de Sa Majesté devant une grosse maison de bois, ils surent qu’ils allaient
pouvoir se reposer un moment. Le cocher sortait la botte de foin qu’il avait
fourrée sous sa banquette, il la partageait entre les quatre chevaux poussifs.
À côté, sous un préau, des ouvriers avaient allumé leur forge de campagne. Ils
arrangeaient des fers pendant la nuit, travaillaient avec des gants mais
s’interrompaient pour se frotter les mains ; le charbon incandescent
brûlait sans chauffer. Le baron et Sébastien entrèrent dans la maison à la
suite du personnel. Tout le quartier général s’y empilait. Le poêle
traditionnel fonctionnait mal ; le bois était humide, le charbon réservé à
la forge et mesuré depuis Smolensk.
Accrochées aux murs par des ficelles, trois lanternes
faibles éclairaient le dortoir. Le baron et Sébastien s’étendirent à côté de leurs
semblables, officiers ou valets, sur le flanc pour occuper moins de place,
entre un ventre et un dos sans pouvoir se gratter ni écraser les familles de
poux qui les tourmentaient sous le linge. Sébastien s’était accoutumé à la
saleté, à ces démangeaisons perpétuelles, et il avait tellement sommeil. Il
s’abandonnait quand un cri déchirant lui fit rouvrir les yeux en grand. Il
avait reconnu la voix flûtée du préfet Bausset : « C’est
horrible ! C’est un assassinat ! » Dans la pénombre, un
maladroit lui avait marché sur le pied, et il souffrait d’une goutte cruelle
depuis Moscou. Des éclats de rire répondirent à ces plaintes, chacun
s’esclaffait devant une situation et des mots si décalés, Bausset lui-même s’en
rendit compte et rit à l’unisson, comme Sébastien dont les lèvres crevassées en
saignèrent. Passé cette minute d’hilarité bienfaisante, ils replongèrent dans
leurs rêves pour des heures de répit.
Les mêmes images, les mêmes voix s’enchaînaient dans le
sommeil de Sébastien Roque. Ornella habitait ses nuits de repos. Il s’offrait
le beau rôle, prolongeait des instants vécus, les modifiait à son
avantage ; il était courageux, quand il dormait. Il se revoyait dans la
loge du théâtre de Moscou, et elle, devant la scène, narguait les soldats
déchaînés, grossiers, bruyants. Ornella
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