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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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dépoitraillée les toisait, son regard
avait croisé celui de Sébastien, et lui, sans hésiter, il avait sauté près
d’elle, repoussait les gueulards qui renversaient les bougies de la rampe pour
monter jusqu’à l’actrice. « Maintenant il faut vous rhabiller », lui
disait-il, et, sans transition, conforme à la logique décousue d’un rêve, il
lui posa sur les épaules un renard argenté qu’il venait de payer avec ses
diamants À la Reine d’Espagne, une boutique parisienne à la mode.
« Avec ce bibi, vous serez éclatante ! » Il lui mit comme une
couronne un petit chapeau, caressant ses boucles noires. Ils déambulaient
autour des jeunes tilleuls du Palais-Royal qui ressemblaient à des plumeaux,
rencontrèrent Madame Aurore au bras du baron Fain. La directrice était vêtue en
cantinière, avec un tonnelet d’eau-de-vie en sautoir et un bonnet de police sur
le crâne :
    — Partez ! partez ! prévenait la directrice,
le feu est déjà à la Solenka !
    — À la quoi ?
    — C’est la rue des marchands de poisson salé, monsieur
Sébastien, répondait Ornella en zézayant un peu.
    — Ne m’appelez pas monsieur  !
    — Partez ! partez ! Les cosaques vont
débouler !
    Ils coururent jusqu’au boulevard du Temple où la foule des
badauds les ralentit. Ces gens étaient insouciants et rigolaient quand Ornella
leur parlait des cosaques. Des attroupements, au pied d’estrades :
Sébastien et Ornella s’y mêlèrent pour frémir devant l’incombustible, un
bateleur qui buvait de l’huile bouillante, les veaux à deux têtes, la fille
barbue, les puces savantes attelées à des chars minuscules.
    — Ne craignez rien, Ornella, disait Sébastien, ces
gens-là repousseront facilement les cosaques.
    — Mais ce sont des monstres…
    — Nous sommes tous des monstres, tu sais, dit-il d’un
air sombre très étudié pour se donner un genre.
    — Même aux Tuileries ?
    — Même près de l’Empereur, oui, je t’y emmènerai au
prochain bal. Hé ! tu me griffes !
    La réalité inspirait le rêve ; une souris courait sur
la joue et les lèvres de Sébastien.
     
    Les prisonniers de la Bérésina retournaient en colonnes vers
l’intérieur de la Russie. S’ils n’étaient pas officiers, s’ils n’avaient pas
été pris par l’armée régulière, ils enviaient les morts. À leur habitude, les
cosaques les avaient dévêtus entièrement, ils avaient trié les fripes, plié les
fourrures et les cachemires sur leurs selles, rempli d’or les fontes, éparpillé
les haillons. Une bande de cavaliers kalmouks encadrait des captifs tout nus
qui titubaient sur le sol blanc. Un officier en chapeau à oreillettes, haut et
arrondi comme un obus, les cinglait de sa lanière. Le dos et les fesses zébrés,
Ornella ne sentait plus ces morsures, elle avait déjà les pieds gelés, les yeux
à demi collés par les larmes, de la glace aux cils, aux cheveux, aux poils touffus
de son bas-ventre et de ses aisselles, elle avait envie de se laisser tomber,
de dormir, de mourir en dormant, insensible, sans s’en apercevoir, mais ceux ou
celles qui tombaient étaient aussitôt criblés de flèches ; ces cavaliers
portaient à leurs arçons des carquois bien remplis et les envahisseurs
n’avaient pas droit à une mort douce par le froid, ils devaient expier
l’incendie de la ville sainte. Les Kalmouks se servaient aussi de leurs arcs,
par jeu, pour bastonner les défaillants sur le sommet du crâne. Ornella
entendit l’officier brailler ; à travers la brume de ses yeux malades elle
le vit tendre le bras. Les cosaques se mirent ensemble à crier. Dans la
direction indiquée, Ornella eut la vision floue de formes trapues qui sortaient
d’une forêt. Ils approchaient, ces êtres barbus, massifs dans des cafetans en
peau de mouton. Des faux, des haches, des gourdins à la main ou sur l’épaule,
ils approchaient encore. Alors l’officier tourna bride et entraîna ses
cosaques. Il livrait les prisonniers aux moujiks.
    Par instinct, les captifs se serraient entre eux mais les
paysans les séparèrent en les frappant, les alignèrent sur une seule et longue
file. Ils s’emparèrent d’un bébé mort que sa mère pressait contre elle, le
lancèrent dans la neige, la femme poussa une interminable plainte ; elle
reçut un coup de bêche dans le ventre, se tortilla par terre en y laissant une
trace rouge. Les paysans ne l’achevèrent pas et les prisonniers repartirent en
cortège, cognés

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