Il neigeait
poussait, ou sa mauvaise conscience.
— Je risque, dit-il.
— C’est le mot.
— Service de l’Empereur !
— J’avais compris.
Les rangs s’ouvrirent et Sébastien entra dans le chaos. Les
voitures enchevêtrées empêchaient l’accès aux ponts. Accablés, les réfugiés se
préparaient à camper une seconde nuit dans la plaine blanche. Sous les
insultes, Sébastien écartait ce peuple en observant du haut de son cheval, mais
rien, aucune chevelure noire. Si, près d’une berline, de dos, une femme
brandissait une torche de paille.
Sébastien cria le nom d’Ornella mais la femme ne se retourna
pas. Du poitrail de sa jument il se fraya un chemin, parvint à la berline qui
commençait à brûler. La femme se retourna enfin. Ce n’était pas la comédienne.
Il voulut faire volte-face avant la nuit. La neige se mit à tomber lentement
sur les feux.
— Je ne comprends rien à ces Russes !
— Ils se concentrent sur Borisov, sire.
— Enfin ! Ils auraient pu nous couper la
route ! Ils sont aveugles ou idiots ? Que reste-t-il de notre armée à
Borisov ? Une division !
— Ils manœuvrent peut-être sur nos arrières…
Une vibrante explosion leur coupa la parole, puis une autre,
très rapprochée. Napoléon noua son bonnet, sortit de la cabane, entraîna son
état-major sur une éminence boisée. La neige tournoyait lentement mais il
discernait les points rouges des feux qui mouchetaient la plaine. Les réfugiés
brûlaient ce qu’ils pouvaient ; par mégarde, par ignorance, ils avaient
fait sauter des caissons de poudre. Les imprudents avaient dû être déchiquetés,
nombre d’entre eux blessés par des éclats. L’Empereur écoutait le grondement de
plusieurs milliers d’êtres affolés, des appels de détresse portés au loin.
D’autres sons, plus éloignés, plus sourds, plus réguliers, parvenaient à
travers la forêt ; un aide de camp envoyé par Oudinot permit de les
localiser : une armée russe canonnait le 2 e corps d’armée
sur la rive droite. L’Empereur fit battre le rappel de la Garde, se hissa à
cheval et, dans le carré de son escadron sacré, se porta au-devant de la
bataille. Les bruits de la guerre le ranimaient, qu’il préférait à
l’incertitude. Les choses devenaient franches.
La forêt. Ce n’étaient pas des arbres mais des colosses,
espacés, innombrables, entre lesquels galopaient des cuirassiers. Les régiments
d’Oudinot subissaient la canonnade, les branches géantes, hachées par les obus,
leur pleuvaient sur la tête, en écrasaient quelques-uns. Quand l’Empereur
atteignit le quartier général d’Oudinot, sous la futaie, le maréchal venait
d’être gravement blessé à l’aine ; des tirailleurs le portaient à
l’arrière sur un lit de branches.
— Que Ney le remplace !
— Sire ! Nos cuirassiers ont partagé en deux
l’armée de Moldavie !
— Attaquez ! attaquez !
— Sire ! Le maréchal Victor arrive de
Borisov !
Les bataillons confiés à Ney, Napoléon regagna sa cabane. Le
maréchal Victor, duc de Bellune et ancien général de la Révolution l’y
attendait, une manche déchirée, ses mèches en boucles collées au front et aux
tempes.
— Vous vous êtes battu ?
— Contre deux armées russes, entre Borisov et Studenka,
mais j’ai réussi à les écarter, me voici.
— À quel prix ?
— En sauvant quatre mille hommes après avoir supporté
des heures la mitraille, mais…
— Mais quoi, monsieur le duc ?
— Le général Partouneaux…
— Tué ?
— Non, sire. Il était resté en diversion à Borisov, il
devait me rejoindre à Studenka, il s’est trompé de route à une bifurcation.
— Il a laissé massacrer sa division, ce crétin ?
— Non, sire, il s’est rendu.
— Le lâche ! S’il manquait de courage, il n’avait
qu’à laisser faire ses grenadiers ! Un tambour aurait battu la
charge ! Une cantinière aurait crié Sauve qui peut !
— Les hommes qui me restent…
— Qu’ils passent au plus vite la Bérésina.
— Ils sont en train de passer, sire, malgré la
pagaille.
— Qu’ils se remuent ! Les Russes sont à vos
fesses, ils ne vont pas tarder, dès le jour nous allons les voir paraître sur
les collines de la rive gauche. Berthier ! Prévenez Eblé, qu’il brûle les
deux ponts à sept heures du matin. Caulaincourt ! Qu’on aille reconnaître
la route de Vilna.
— C’est fait, sire.
— Praticable ?
— Pour l’instant,
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