Il neigeait
oui, mais ce n’est pas vraiment une
route, plutôt une levée au milieu des marais, des ponts étroits, des
passerelles qui enjambent des quantités de ruisseaux. Une touffe d’ajoncs
enflammés suffirait à nous l’interdire.
Au milieu de la plaine, séparés de leurs compagnons par une
poussée, frigorifiés, blancs de neige, Ornella et le docteur Fournereau
grimpèrent sur une berline dont le voiturier fouettait comme un diable son
attelage ; les chevaux remuaient leurs crinières, se cabraient dans leur
harnachement, chamboulaient des grappes de fuyards qui tombaient sous leurs
sabots. La neige avait cessé avec le jour, le vent froid doublait de violence.
Juchés sur le toit de la voiture, Ornella et le docteur apercevaient les ponts.
Celui de gauche venait de casser sous le poids des canons de Victor. Entravés
par les cadavres, les équipages se rompaient entre les planches disloquées. Le
fleuve roulait des corps ventre en l’air, des chevaux ; des coffres
surnageaient entre les cubes de glace. Face à une muraille de roues, de bagages
et de morts, les fugitifs se reportaient vers l’autre pont. Dans ce mouvement
contradictoire, beaucoup s’abîmaient dans l’eau, beaucoup y plongeaient, une
vivandière s’y engloutit en tenant un bébé dans ses bras tendus au ciel. Des
étourdis sautaient sur des plaques de glace qui s’ouvraient sous eux, le
courant les emmenait, ils rejoignaient en gueulant des objets promenés à la
surface. Lancée sur la berge, une voiture de blessés disparut à toute allure
dans la vase. La berline à laquelle se cramponnaient Ornella et Fournereau
cassa un essieu, écrabouilla dans sa chute des traîneurs qui n’avaient pu se
garer. Projeté contre l’armature d’une carriole, le docteur se cogna la
nuque ; il saignait. Ornella pensait : « Ne lâche pas
prise ! ne lâche pas prise ! » Ses doigts gelaient, elle glissa.
Soulevée par le flux, elle avait perdu le docteur. Déjà
loin, il tourne la tête pour la chercher mais l’emprise est trop forte, les
fuyards sentent le danger sans pouvoir y parer, serrés les uns contre les
autres, condamnés à se mouvoir vers le pont ; ils déferlent avec l’énergie
d’une avalanche broyant les obstacles dans sa coulée. Ils foulent les morceaux
calcinés des caissons explosés cette nuit, ils foulent des membres arrachés,
noirs de poudre et sanglants, des torses coupés par les roues, de la chair mal
identifiable, des chiffons, des casques cabossés, une botte cuite par la neige
et sans semelle. À l’entrée de ce fameux pont ils deviennent féroces, la voie
se resserre mais ils veulent passer en même temps ; des déserteurs, mauvais
comme des teignes, lardent de leur baïonnette qui s’oppose à leur progression.
Ornella ne touche plus terre, elle se balance entre des épaules, distingue le
docteur sur le tablier surchargé. Ce pont n’a pas de rebord, Fournereau
bascule, se retient par les mains au tablier de sapin, pendu dans l’eau, choqué
par des billes de glace ; il doit crier lorsqu’un chariot roule sur ses
doigts crispés. Des Allemands retardataires de Victor cinglent de leurs
cravaches les malheureux ; une femme s’agrippe à la queue d’un cheval que
le cavalier tranche au sabre pour s’en libérer ; la foule lui passe
dessus. Sur la rive droite, les soldats du génie attendent devant des braseros
l’ordre d’incendier.
Les cosaques se montrent sur les collines et l’artillerie de
Koutouzov se dispose à tirer. Des obus éclatent au hasard dans la foule
impuissante, la panique s’accroît. Des furieux s’égorgent pour atteindre le
pont, des blessés quittent leurs ambulances, une manche sans bras flotte. Un
retour brutal de la masse fauche un homme au front bandé. Ornella bondit, le
visage déformé par la peur, les yeux fous ; elle monte sur un monceau de
cadavres mais quand elle pose le pied sur l’un de ces morts présumés, qui
respire, il lui saisit la cheville ; elle partirait en arrière si le flot des
réfugiés n’était pas si épais. Un boulet tombe sur des charrois, Ornella reflue
avec l’ensemble, prise en étau, suffoquant. Le vent siffle. Les boulets
s’écrasent. Les ponts s’affaissent. Lorsque les soldats de la rive droite
mettent le feu, le choix devient simple : brûler ou se noyer. Les plus
proches se précipitent à travers les flammes qui prennent aux bagages
abandonnés, aux madriers, aux charrettes déglinguées, aux tabliers de bois. Un
grand
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