Il neigeait
homme en manteau blanc s’embrase. Des Croates se retiennent aux
chevalets, osent passer dessous, reçoivent sur la tête des planches en feu. Des
groupes se lancent sur les pièces de glace, d’autres nagent quelques mètres
avant de disparaître dans les eaux troubles ; d’autres se laissent
étrangler entre deux glaçons. Un courant de foule éloigne Ornella, elle
trébuche avec cent personnes sur des carcasses de voitures ; ils tombent
pêle-mêle, s’étouffent, se frappent. Ornella s’évanouit.
Elle ouvrit les yeux quand elle sentit qu’on lui arrachait
ses fourrures ; elle ouvrit les yeux sur son détrousseur, un Asiate à la
moustache longue et fine, en bonnet d’astrakan. Le cosaque la releva par les
cheveux. Autour d’elle, ces barbares dépouillaient les prisonniers de vêtements
qu’ils empilaient sur leurs selles.
CHAPITRE VI
L’échappée
Ils s’éloignaient des cosaques par la route de Vilna, la
seule, entre des forêts immenses et des lacs pris par la glace, sur des ponts
indigènes au-dessus de rivières et de ruisseaux sans nombre. Au départ de la
Bérésina ils avaient peiné dans la tourbe, couvert le chemin avec des
branchages pour faciliter la circulation des canons et des voitures, mais les
chevaux s’y embarrassaient, ils en perdirent encore. Tombant de dix-huit
degrés, le froid durcit alors le sol, consolida la route et servit
l’Empereur ; sans cela, il aurait laissé dans les marais la totalité de
ses équipages. L’avancée devint régulière. Il n’y avait plus d’isolés, ils
marchaient en groupes soudés, se forçaient mutuellement à poser un pied devant
l’autre. La nuit, ils se relayaient pour somnoler, jamais plus d’une demi-heure
d’affilée sous peine de geler sur place.
— Paulin, nous nous rapprochons de Rouen !
— Je ne vois pas si loin nos clochers, Monsieur.
— À quoi d’autre penser, sapristi !
— À une bonne paire de bottes fourrées.
— Nous en achèterons à Vilna.
— Vous disiez la même chose avant Smolensk, avant
Krasnoïe, avant Orcha, et puis quoi ?
— Vilna est en Lituanie, chez les civilisés.
— Si les Russes nous permettent d’y arriver…
— Les Russes ? Ils sont loin derrière et ils sont
aussi congelés que nous, va !
— Monsieur, permettez-moi de vous signaler que je m’en
contrefiche et que ça ne me réchauffe pas le sang. Je crois coaguler de
l’intérieur, moi.
Après son offensive réussie contre l’armée russe de
Moldavie, le maréchal Ney avait capturé deux mille soldats en piètre état.
D’Herbigny les avait vus ; à force de marcher, ils avaient usé leurs
pantalons à l’entrejambe et l’air glacial les mordait aux cuisses. Leurs
gardiens les laissaient s’évader : que ces bougres aillent crever dans les
bois.
— La nuit tombe, Monsieur, et je vois une fumée.
Ils étaient sortis de la zone des marais, pouvaient
quelquefois s’écarter de la route pour lancer des maraudes armées contre des
villages paisibles. L’autre jour, les dragons en étaient revenus avec des
traîneaux de viande salée et de farine. Ces provisions avaient été vite
englouties mais les traîneaux, poussés à la main, portaient les plus faibles.
Le capitaine regarda d’un œil triste les cinquante cavaliers à pied qu’il
nommait sa brigade.
— Vers la grange, les enfants.
Paulin avait repéré cette grange couronnée de fumée grise.
Ils s’y dirigèrent donc, sans méfiance puisque les paysans de la région
n’étaient plus des ennemis, même si les pillages qu’ils devaient supporter ne
leur rendaient pas aimable la défunte Grande Armée. Les occupants de la grange
avaient bloqué la porte, les dragons ne réussirent pas à la forcer. Le cavalier
Chantelouve fit remarquer à son capitaine que le tronc d’un sapin couché dépassait
par une ouverture latérale.
— Ceux-là, ils ont pas hésité, ils ont abattu un arbre
et y ont flanqué le feu sans le découper.
— Sont peut-être asphyxiés, mon capitaine ?
— Élargissez-moi cette ouverture, tas de
raisonneurs !
Les dragons s’y employèrent et le capitaine se glissa le
premier sur ce qu’il prit pour une accumulation de sacs. Il avisa des barbus
qu’éclairait en rouge la portion du sapin où un feu timide avait pris ;
cela sentait fort la résine et fumait. Des formes surmontaient les tas et rampaient
comme lui vers ce mauvais bivouac dont l’unique intérêt était de se consumer à
l’abri. La
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