Il neigeait
dans les reins avec les bâtons ou les manches des faux. Ils
atteignirent ainsi la forêt, traversèrent des buissons épineux qui les
égratignaient. Ornella avançait, elle regardait ses jambes où perlait du sang,
comme s’il s’agissait d’objets qui ne lui appartenaient pas. Au bord d’une
clairière, des bûcherons s’échinaient à la hache contre un sapin, ils
entamaient la base du tronc, des copeaux volaient, ils frappaient en cadence et
ces coups résonnaient, réguliers, obsédants, sans relâche. Que voulaient les
Russes ? Allaient-ils disposer leurs prisonniers sous cet arbre, les
écraser dans sa chute ? Une centaine de villageois vinrent s’attrouper au
centre de la clairière où les prisonniers attendaient debout de connaître leur
sort. La plupart des hommes portaient des casquettes sur leurs cheveux longs,
des pièces de toile aux genoux de leurs pantalons, pétoires en bandoulière, des
femmes en fichus, tous chaussés de souliers en écorce tressée qu’entouraient
des bandelettes de couleur. Lorsque le sapin s’écroula, les moujiks
l’ébranchèrent à la hache. En un rien de temps le tronc devint lisse et les
villageois y menèrent les prisonniers nus, cinquante hommes et femmes abîmés
par le gel, abrutis, dociles. Une paysanne sans dents saisit Ornella par le
cou, elle lui posa la nuque contre le tronc, les yeux au ciel. Tous les captifs
se retrouvèrent couchés dans la même position de part et d’autre du fût. La
cérémonie pouvait commencer.
Ornella pensa que dans cette posture le gel allait bientôt
la délivrer, mais les moujiks allumaient des grands feux avec les branches
coupées. Une douleur soudaine la parcourut, comme si sa tête éclatait. Le tronc
vibrait. Les paysannes hurlaient des chansons qu’elles rythmaient en tapant
l’arbre avec des bâtons de toutes leurs forces, de toute leur rage. Les chocs
se répercutaient au long du sapin et sonnaient dans les cervelles des
prisonniers, et elles frappaient, et elles chantaient comme des furies, et ce
martèlement crispait Ornella allongée dans la neige, muette, réfugiée dans
cette lancinante souffrance qui ajoutait des frissons aux frissons du froid.
Les moujiks surveillaient la bacchanale en fumant la pipe, tranquilles comme
des gens qui exécutent une volonté divine. Excités contre les Français par
leurs popes, ils les assassinaient lentement au nom de Jésus-Christ, du Tsar et
des saints de l’Église orthodoxe. Et les mégères battaient, battaient avec
haine en beuglant des chants patriotiques.
Au début du mois de décembre, malgré le froid intense,
Napoléon était d’heureuse humeur. Il recevait des informations encourageantes.
Quatorze courriers successifs, jusque-là bloqués, lui donnaient un aperçu du
climat en France ; Malet et ses complices avaient été fusillés dans
l’indifférence, et en l’absence de nouvelles certifiées, les Parisiens
minimisaient les désastres de l’armée. De Bassano, son gouverneur, il apprenait
que les magasins de Vilna regorgeaient de vivres et de fournitures à deux
marches de distance, que les armées russes se rapprochaient mais nos alliés
autrichiens aussi. Seule manquait à sa quiétude cette cavalerie légère
polonaise qu’il réclamait depuis des semaines et que Bassano tardait à
constituer faute de moyens.
Dans la pièce sombre du quartier général, le premier valet
Constant brûlait de minces lattes résineuses qu’il plantait dans un bloc de
bois en guise de chandelier ; il fallait renouveler l’opération toutes les
cinq minutes mais c’était ainsi qu’on s’éclairait en Lituanie. La lumière se
reflétait en rougeoyant dans les lunettes rondes de Davout, sur l’or des
brandebourgs de Murat, la coiffure poudrée de Bessières, sur Lefebvre, sur les
épais favoris et les cheveux roux de Ney, le museau renfrogné de Berthier, sur
ce grand échalas de Mortier et la calvitie naissante du prince Eugène.
— Nous allons vers nos renforts, disait l’Empereur, les
Russes s’éloignent des leurs. La situation se redresse. Berthier, avez-vous
envoyé l’un de vos aides de camp à Paris ?
— Montesquiou est parti comme convenu.
— C’est-à-dire ?
— Il y a deux jours.
— Il est donc temps que je parte, moi aussi.
L’Empereur expliquait à ses maréchaux qu’il serait plus
utile aux Tuileries qu’à l’armée, pour lever de nouveaux contingents, contrer
les menées d’une Europe frondeuse. À Vilna, que les
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