Il neigeait
l’Adriatique, Malte, Gibraltar, Le Cap, ils régnent sur le commerce,
exercent un monopole nuisible. Le blocus ? Mais il faut le renforcer !
Il faut mettre l’Angleterre à genoux, et alors, imaginez un peu, alors l’Europe
fédérée connaîtra la prospérité, l’industrie pourra se développer, les nations
s’épauleront, elles auront la même monnaie, la livre s’effondrera.
— Les revers de cette campagne vont-ils nous permettre
d’imposer nos vues aux autres pays ?
— Si seulement j’étais resté moins longtemps à Moscou,
j’aurais gagné. L’hiver nous a vaincus, et non ces lamentables généraux russes.
— En Espagne…
— Vous croyez qu’il aurait fallu en terminer d’abord
avec l’Espagne ? Ce n’est pas certain. L’armée anglaise y est mobilisée.
Sinon, où ne m’attaquerait-elle pas ? En Belgique ? En
Bretagne ? Les Espagnols finiront eux aussi par comprendre, mais ils ne
voient pas que nous avons changé d’époque ! Les colonies d’Amérique, trop
loin de Madrid, trop proches des États-Unis, vont devenir indépendantes les
unes après les autres, comme le Paraguay, comme le Mexique, et elles fondaient
la puissance de l’Espagne… Vous verrez.
À cinq heures du matin, toujours précédé par le traîneau, le
coupé de l’Empereur se rangea à Kovno devant une espèce d’auberge tenue par un
Italien. La neige était tombée en abondance, par ici, mais un chemin avait été
dégagé à la pelle entre la route et l’entrée. Des bûches flambaient dans une haute
cheminée. Trois marmitons y tournaient trois rangées de poulets à la broche.
Les cavaliers napolitains de l’escorte, qui avaient eu la veine de ne pas
mourir glacés, présentaient aux flammes leurs mains blanchies. Ils semblaient
perdus pour la suite du voyage, et Caulaincourt expliqua en vain à leur
capitaine le danger de réchauffer trop vivement des doigts gelés. L’aubergiste
présenta sa meilleure table à Sa Majesté ; Sébastien, le mamelouk,
l’interprète et le piqueur s’assirent plus à l’écart, mais ils auraient droit
au même vrai repas chaud, à du pain croustillant, tout cela servi sur des
nappes dont ils avaient oublié l’existence depuis tant et tant de semaines. Ils
entendaient tomber dans le feu, par gouttes, la graisse des volailles. Ils
entendaient Caulaincourt interroger l’aubergiste sur l’état des chemins ;
avec l’épaisseur de neige et le gel, n’y avait-il pas un moyen de se procurer
des traîneaux ?
— Je sais qué Monsieur lé sénateur il en a oune, dit
l’aubergiste.
— Quel sénateur ?
— Oune sénateur polonaise, lé seigneur dé Kovno.
— Les Polonais sont nos amis.
— Ma jé sais qué vendra pas.
— Il réfléchira devant dix mille francs.
— Cé oune souvénir per lui, cé traîneau.
Le sénateur Wybicki, à l’occasion du mariage de sa fille,
avait fait construire une berline légère montée sur des patins. Il y tenait
beaucoup, l’aubergiste disait vrai. L’interprète s’en alla visiter son
compatriote, qui refusa d’abord, puis, apprenant que son traîneau amélioré
servirait à l’Empereur, il accepta avec enthousiasme, refusa la moindre
récompense mais demanda comme une faveur à lui être présenté, ce qui fut fait
la nuit même. L’entretien versa dans l’exercice d’admiration ; Sa Majesté
parlait de son amour pour la Pologne, le sénateur lui en rendait hommage. Le
piqueur en profita pour atteler. Les voyageurs emportèrent les pelisses, des
armes, peu de bagages dans peu de place, de toute façon les provisions avaient
gelé, le froid avait fêlé les flacons de chambertin. L’interprète s’assit en
face de l’Empereur et de Caulaincourt, à côté de Sébastien. Roustan et le
piqueur devaient suivre dans un plus petit traîneau. On partit vers le pont, on
traversa le Niémen, frontière du grand-duché de Varsovie, dans une seule
voiture inconfortable mais rapide, sans escorte. Personne ne disait mot. Devant
le fleuve, ils pensaient à la même chose. Au tout début de cette campagne, à la
veille de pénétrer sur le sol russe, Napoléon veut reconnaître lui-même le gué.
C’est le 23 juin. Il emprunte un bonnet de police en soie noire d’un chevau-léger
polonais, trotte ainsi camouflé quand un lièvre se précipite entre les sabots
de Friedland, son cheval ; Sa Majesté bascule dans les blés, se relève
avant qu’on l’aide, très pâle. Caulaincourt est présent. Berthier
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