Il neigeait
voiture, avec Monsieur Constant et le docteur
Yvan.
Ils parlaient, la température était basse, leur respiration
se condensait en montant sous l’impériale qu’elle couvrait d’un givre dur.
Avant même que le coupé ne démarre, lors de cette conversation à mi-voix,
Napoléon s’était endormi d’un sommeil lourd. La lune sur la neige éclairait la
route mais Sébastien n’en voyait que la lueur laiteuse, à travers la buée des
carreaux. L’Empereur dormait, Caulaincourt claquait des dents, Sébastien
réfléchissait à la bizarrerie de sa fortune ; il ne tarda pas à sombrer
lui aussi.
L’officier d’ordonnance qui précédait le coupé en traîneau
secoua tout le monde à la ville suivante. La veille au soir, les cosaques
avaient attaqué, une fusillade les avait mis en fuite, ils bivouaquaient à
l’ouest de la route qui menait à Vilna.
— Quelle heure est-il ? demanda l’Empereur.
— Deux heures du matin, sire. Voulez-vous attendre le
jour ? Voulez-vous que le commandant de la garnison envoie une patrouille
en reconnaissance ?
— Non, ce serait nous désigner.
— Les Russes, cette fois, nous devancent sur la gauche.
— Quelles troupes, dans ce poste ?
— Des Polonais, des Allemands, trois escadrons de
lanciers…
— J’aurai une escorte ?
— Des lanciers, sire.
— Ils sont prêts ?
— Oui.
— Disposez l’escorte autour de la voiture, nous
repartons sur-le-champ.
— Dans la nuit noire ?
— Il faut toujours compter sur sa bonne chance, sans
elle on n’arrive jamais à rien.
L’Empereur passa par la portière ses pistolets et dit à son
interprète :
— Comte, si vous croyez le danger certain, tuez-moi, ne
me laissez jamais prendre.
Le traîneau, le coupé et l’escorte d’une centaine de
lanciers polonais partirent aussitôt en direction de Vilna. Loin, à gauche de
la route, on apercevait les feux des cosaques, mais par ce froid, au milieu de
la nuit, ils n’auraient pas l’idée de s’aventurer. Comment sauraient-ils que
Napoléon s’échappait vers le Niémen ? Les seuls bruits venaient des
chevaux qui tombaient, terrassés par le gel. Ils étaient cent au départ, à l’aube
il n’en restait que trente-six. Le thermomètre marquait vingt-huit degrés sous
zéro.
Par sécurité, l’Empereur désirait voyager incognito. Il
refusa d’entrer à Vilna où des habitants, le reconnaissant, ne pourraient
s’empêcher de bavarder, et la rumeur de ces bavardages viendrait aux Russes. Il
consentit toutefois à s’arrêter une heure dans une modeste maison des
faubourgs. Roustan en profita pour lui raser le menton, et Bassano, le
gouverneur, prévenu par Caulaincourt, vint recevoir ses instructions. Sébastien
prit une claque vigoureuse parce que l’encre avait gelé et qu’il ne pouvait
recopier au propre les ordres qu’il avait notés au crayon.
Ils repartirent dans la nuit, avec des cavaliers napolitains
en garnison à Vilna, d’où Caulaincourt avait préparé les relais de poste et les
étapes, acheté des chevaux frais, des bottes fourrées pour les voyageurs qui
accompagnaient Sa Majesté. Trop impatient de gagner la France, Napoléon n’avait
aucune envie de dormir, et Sébastien écouta la longue conversation qu’il eut
dans la voiture avec son grand écuyer :
— À Vilna, disait l’Empereur, l’armée ne manquera de
rien, Bassano me l’assure. Les Autrichiens tiendront les cosaques à distance,
et les Polonais ne laisseront jamais les Russes passer le Niémen. À Varsovie
comme à Vienne, on se méfie du Tsar.
— On se méfie surtout de vous, sire.
— Allons !
— Vous avez imposé un régime militaire à l’Europe, les
populations renâclent…
Caulaincourt reçut une tape sur la joue.
— Que vous êtes niais ! Nos lois sont justes, nous
administrons la Belgique ou l’Allemagne comme la France. Je ne fais que ce que
je crois utile, monsieur le duc. Moi aussi j’aime la paix, mais les Anglais
m’ont poussé à des guerres incessantes.
— Le blocus de leurs marchandises appauvrit les
peuples, sire…
— Stupide ! Il faut voir loin, Caulaincourt,
cesser de regarder son avantage immédiat pour songer à l’intérêt général. Ces
Anglais ! Si les Autrichiens, les Allemands, les Russes veulent vendre
leurs produits, ils demandent la permission de Londres, voilà la vérité. D’un
côté l’Europe, de l’autre les manufactures anglaises, leur flotte partout, ils
contrôlent
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