Il neigeait
général Brantôme, malgré leur
piteuse apparence.
Le valet se signa. D’un ton autoritaire bien composé,
Vialatoux lui dit encore :
— Quand Madame la comtesse reviendra de sa messe,
prévenez-la que je m’occupe en personne des amis du général.
Le valet hocha la tête, inquiet pour ses tapis foulés par
les pattes dégoûtantes des deux loqueteux. Ceux-ci, menés par le comédien,
montèrent à l’étage où, sur une chaise dorée, un grenadier gardait le palier en
rotant ; il avait trop mangé et trop bu. « Bon signe », jugea
Paulin qui salivait d’avance. Dans la vaste chambre, près d’un poêle en
faïence, des plats, des assiettes jonchaient une table. La fenêtre était grande
ouverte ; devant elle, une forme humaine couverte d’un drap restait
assise, un bras dépassait sur l’accoudoir du fauteuil, une main en cire, une
manche bleue brodée d’or.
— Voici notre général Brantôme, présenta Vialatoux.
— Jamais entendu parler, dit le capitaine.
— Nous non plus.
— D’où sort-il ?
— Fallait bien lui coller un nom, grogna un caporal
allongé sur un sofa pour digérer ce qu’il avait engouffré.
— Ça vient d’où, Brantôme ?
— D’un village près de Périgueux, mon père y est
meunier.
— Il est mort ? demanda Paulin.
— Extrêmement mort, confirma Vialatoux. On le laisse
près de la fenêtre pour qu’il ne dégèle pas trop vite.
— À quoi rime cette comédie ?
— Attablez-vous, capitaine, finissez les restes et je
vous raconte.
Paulin n’avait pas attendu l’invitation, il rongeait une
carcasse de volaille à pleines dents ; d’Herbigny termina les carafons.
Debout au centre de la pièce, un poing à la hanche, l’autre main ouverte pour
orchestrer son récit, le grand Vialatoux prenait la pose du conteur :
— La compagnie de la Garde où je m’étais glissé, à la
faveur d’un uniforme, comment dirais-je, emprunté, voilà, emprunté à un sergent
qui n’en avait plus besoin, marchait en tête des troupes. Dans la panique, on
m’avait accepté sans la moindre question. Bref, à une heure de Vilna, comme
nous longeons des voitures abandonnées, nous avisons des laquais en train de
piller l’une d’elles. Nous approchons, nous effrayons les gredins, ils
s’échappent sur un traîneau avec leur larcin. À l’intérieur de la berline, que
voyons-nous ? Un général. Il est tout blanc, rigide. Nous le regardons
sous le nez. Il est mort comme ça, assis sur la banquette. On essaie de le
déshabiller pour lui chiper son habit, ça peut toujours être utile, un uniforme
de général, les Polonais riches les reçoivent bien, dit-on. Il est trop raide.
Impossible de récupérer l’uniforme. Les chevaux attelés avaient l’air costauds,
par mystère personne ne les avait volés ni mangés. Alors nous partons avec ce
mort, nous débarquons parmi les premiers à Vilna, avant le flot des piétons et
des démunis, juste derrière l’intendance. Nous cherchons un palais, nous le
trouvons dans la vieille ville, nous demandons asile pour un pauvre général.
Une comtesse polonaise nous reçoit, elle s’émeut quand je lui explique :
« Le général Brantôme est très malade mais il mange comme dix. »
L’astuce réussit. Nous sortons le général de la voiture, nous le portons dans
nos bras entrecroisés comme s’il était sur une chaise, sa mine effraie la
comtesse, ses broderies la tranquillisent, nous le posons dans cette chambre.
Des valets nous amènent des coffres d’habits, des bottes, de l’eau pour nous
débarbouiller, des rasoirs, du savon, et surtout ce fameux repas. Nous nous
gavons, je ressors du palais pour acheter des traîneaux et filer au plus vite
vers le Niémen, et voilà que je tombe sur vous.
Un grenadier en manteau de renard ouvrait un coffre et
lançait sur le lit des vêtements propres. Vialatoux proposa au capitaine et à
Paulin de les raser, mais par pitié, qu’ils se défassent de leurs loques.
— Vous jouez tous les rôles ? Même celui de
barbier ?
— Tous les rôles, capitaine, dit Vialatoux en se
rengorgeant. On a dit que les comédiens n’avaient aucun caractère, parce qu’en
les jouant tous ils perdaient celui que la nature leur avait donné, qu’ils
devenaient faux, comme le médecin, le chirurgien et le boucher deviennent durs.
Je crois qu’on a pris la cause pour l’effet, et qu’ils ne sont propres à les
jouer tous que parce qu’ils n’en ont point.
— Ça
Weitere Kostenlose Bücher