Il neigeait
signifie ? demandait le capitaine en ôtant sa
chemise où s’ébattaient des régiments de poux.
— Que je suis qui je veux, dès que je mets une
défroque. Je souligne d’autant mieux la justesse de ces observations qu’elles
appartiennent à Monsieur Diderot.
— J’ignore ce loustic.
Un vacarme montait de la rue. Le rond-point se remplissait
d’une foule sonore qui s’attaquait aux portes et aux volets. Ces rescapés
venaient d’investir la ville, ils avaient dévalisé les magasins, les caves,
saccagé les cafés, les entrepôts, bu le vin des auberges. Le tohu-bohu
n’empêchait pas d’entendre le canon à l’est de Vilna. Les armées de Koutouzov
attaquaient.
— On n’a plus le temps, rugit Vialatoux, on emballe,
tous à la voiture du général !
Vialatoux jeta des vêtements au capitaine qui les partagea avec
son domestique. Les autres enveloppaient le général dans son drap et le
soulevaient. « Il peut encore servir », disait Vialatoux, excellent
dans son rôle de metteur en scène. Il ajouta : « Le brave
homme… »
— Merci, général, dit Vialatoux au cadavre, mais votre
périple s’arrête ici.
— Merci pour les bottes et les fourrures, continua
d’Herbigny, nous vous les devons.
— À peine on a une voiture qu’on la quitte, gémissait
Paulin.
— Tu as une meilleure solution, paltoquet ?
Les fuyards, ce 10 décembre, laissaient leurs véhicules
par centaines au bas de la côte de Ponary, escarpée, glissante, dont le
brouillard gommait le sommet. Ils escaladaient par les côtés, à quatre pattes,
en s’accrochant aux arbrisseaux et aux saillies des roches. Les invités du général
mort allaient en faire autant. Avant de descendre de la berline, ils enfilaient
d’autres manteaux sur leurs manteaux doublés, puis contemplèrent une dernière
fois le prétendu général Brantôme, son visage figé, ses yeux fixes, décolorés,
les broderies dérisoires de son col et de ses manches.
— C’est égal, regrettait le capitaine, j’aurais bien
aimé savoir son nom.
— Il n’était peut-être pas général, hasardait Paulin.
— Vous avez raison, reprenait Vialatoux, le costume
crée la fonction, je l’ai toujours dit. Tenez, moi-même, avec ce bonnet à poil
et des épaulettes, j’ai du courage.
— C’est peut-être un civil déguisé pour mieux fuir.
— Quand même, l’uniforme est vrai.
— Vous avez l’intention de disserter combien
d’heures ?
— Nous venons, Monsieur.
— Passez d’abord, capitaine, vous avez désormais le
grade le plus élevé…
Dehors, ils n’ouvrirent plus la bouche. Le froid était
redoutable, la côte impossible à gravir, on n’avait aucune prise sur ce miroir,
même les traîneaux ne servaient à rien. Le capitaine et son équipe avançaient
dans l’encombrement des voitures vides, encastrées les unes dans les autres.
Des hommes sortaient les barils des trois chariots du Trésor immobilisés.
Chaque baril était levé par plusieurs soldats qui le fracassaient sur la glace,
une fois, dix fois, jusqu’à ce qu’il s’éventre et libère son chargement de
louis d’or. Alors ils se ruaient pour ramasser les pièces, ils les fourraient
sous leurs vêtements, dans leurs besaces, leurs chapeaux. Paulin et les
grenadiers, bien vêtus grâce à la comtesse de Vilna, regardaient le capitaine.
Ils se comprenaient vite sans un mot, se jetèrent au cœur de la mêlée,
montèrent sur l’un des chariots, culbutèrent un baril sur la glace, le
saisirent à eux sept, le soulevèrent, le laissèrent tomber, recommencèrent ;
enfin les lattes de bois se brisèrent et les louis se répandirent sur la neige.
Ils étaient nombreux à se livrer à cet exercice mais il y avait de l’or pour
tous. Paulin donna du coude dans le dos du capitaine ; des yeux il lui
indiqua que des cosaques accouraient vers les chapardeurs.
Absorbés par le pillage, que des officiers essayaient de
limiter pour sauver une part du trésor, les soldats ouvraient les barils,
puisaient des louis à pleins bonnets ; la plupart ne prêtaient aucune
attention aux cavaliers cosaques, ils poursuivaient leur besogne sans lever la
tête ; quelques-uns se sauvaient dans les bois. Le capitaine, par réflexe,
voulut tirer son sabre, mais rien à faire, le gel avait collé sa lame au
fourreau de cuir. Périr sans se défendre, cloué contre un baril d’or, quelle
absurdité ! Ils auraient dû prendre l’autre route, plus longue mais
Weitere Kostenlose Bücher