Jacques Cartier
interrompit tendrement Catherine, il ne faut pas vous plaindre ; tout ce que fait le bon Dieu est bien fait.
—Sans doute, ma chère femme, sans doute. Aussi n'accusé-je point la Providence. Mais saurais-je ne pas déplorer que les malheurs de ma patrie l'empêchent de profiter de ces belles découvertes que l'on pourrait, poursuivre avec tant d'avantage ? Vois, si je suis favorisé par le sort. En revenant à Saint-Malo, j'apprends que le pays est envahi par l'étranger. Les Espagnols ravageaient la Provence ; ils faisaient des incursions en Picardie. Le mois d'ensuite c'est le Dauphin qui meurt. Puis la guerre redouble de violence. Impossible de parler au roi d'expéditions par-delà les mers. Enfin notre protecteur l'amiral Chabot est accusé de crime de lèse-majesté !...
—Ah ! soupira Catherine. Vous oubliez la plus cruelle de nos afflictions !
—Non, hélas ! je ne l'oublie pas, je ne puis l'oublier, répondit Jacques Cartier, prenant la main de sa femme et la pressant dans les siennes. Encore si nous savions ce qu'elle est devenue ! Pauvre Constance ! Elle était vive, mais bonne au fond, généreuse ! Elle aurait fait une épouse excellente. Notre Étienne et elle...
—Oh ! ne me parlez plus de ces rêves, mon ami.
Je souffre trop à leur songer. Dieu nous a punis du fol amour que nous avions pour cette enfant. J'étais aveugle...
—Allons, ne pleure pas, dit Cartier ému. De vrai, tu as été aveugle de ne pas soupçonner ses intrigues avec le misérable Maisonneuve. Et si, à son lit de mort, Lucas ne m'eût fait des révélations, toujours nous aurions ignoré que Constance s'était éprise de ce capitaine de brigands dont le lieutenant et la bande ont, heureusement, expié leurs crimes sur l'échafaud. Mais là n'est plus la question. Lui mort ou demeuré en la Nouvelle-France, notre fille eût bien vite perdu son souvenir. Cette amourette ne pouvait avoir de conséquences sérieuses. A l'âge de Constance, elle n'avait rien que de très-naturel. Maisonneuve était beau, grand seigneur chacun à Saint-Malo raffolait de lui. Est-il surprenant qu'une fillette romanesque se soit laissé prendre le coeur parce galant ! Mais, je le répète, cela n'aurait pas eu du suites. Si j'eusse été averti plus tôt, quelques remontrances à la chère enfant l'eussent incontinent ramenée dans le droit chemin. Elle était si docile à mes avis ; Ah ! plus le temps passe, plus s'avive ma douleur de l'avoir perdue ! J'ignore ce qui lui est arrivé... Pourtant, je me dis quelquefois que nous la retrouverons...
—Hélas ! moi je n'ose plus espérer ! sanglota Catherine. Quand je vais prier sur la tombe de cette pauvre Manon, défunte il y a deux ans, je voudrais voir aussi son reliquaire...[C'était un usage en Bretagne de placer les têtes des morts dans de petites niches ou reliquaires au-dessus des tombes. Ces reliquaires étaient en bois, percés de trois trous. On y lisait : Cy est le chef de X.]
—Peux-tu nourrir de telles pensées ?
—Ah ! mon ami, c'est qu'il m'est si dur de ne savoir ce qu'elle est devenue, si son corps repose en terre sainte !
—Pourquoi ne pas supposer qu'elle vit encore ?
—Vivre encore ! Il y aura quatre ans à l'Assomption prochaine qu'elle a disparu ! Et nous n'aurions pas eu de ses nouvelles... Non, non... Le désespoir, je ne le crains que trop, l'a égarée... La malheureuse aura attenté à ses jours !
—Oh ! fit Cartier avec un geste de dénégation.
—Vous ne la connaissiez pas, mon ami, reprit vivement Catherine. Occupé de vos vastes entreprises, vous ne cherchiez pas à lire dans ses sentiments. Constance était très-exaltée. L'enlèvement de cet homme lui a porté un coup funeste. Quand elle découvrit qu'il était parti avec les autres prisonniers, elle eut une crise terrible. C'est alors que j'appris tout. Manon, interrogée, acheva, en pleurant, de me mettre dans la confidence de cette horrible passion. Je l'avais peut-être soupçonnée, mais je suis si faible ! Et puis j'idolâtrais cette enfant... Ah ! c'est un châtiment du ciel ! il est équitable...
Dame Catherine éclata en sanglots.
—Mon Dieu, cesse de t'affliger ! dit Cartier, très-agité ; aie du courage ! Il te reste cette petite fille que j'ai ramenée et dont tu es la marraine...
—Hélas ! elle est maladive, elle périra de langueur, comme sont morts les autres sauvages, après que vous les eûtes fait baptiser le 25 mars de l'an dernier...
—Malgré tout,
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