Je n'aurai pas le temps
reste à la Trappe et prononce ses vœux religieux. Manon est au désespoir. Un doute l’obsède : est-il resté au monastère pour échapper au mariage ? Faut-il voir là l’œuvre d’une mère abusive, qui préfère offrir son fils à Dieu plutôt qu’à une autre femme ? Elle se résigne pourtant, du moins en apparence, et assiste à la cérémonie des vœux monastiques. Lors de la si émouvante « première messe » du nouveau prêtre, elle reçoit la Sainte Communion de la main du Père Louis-Marie, à genoux au pied de la balustrade de la chapelle, aux côtés de la mère de son fiancé infidèle.
Plusieurs décennies plus tard, Louis, à la demande de ses supérieurs, rédigera son autobiographie. Il écrira : « À cette époque, je m’étais amouraché d’une jeune fille. » Je ne sais pas si Manon a lu ce texte, j’espère que non. Peut-être faut-il voir dans le choix du mot « amouraché » une concession obligée au lectorat religieux ? En ce temps-là, le « démon de la chair » se trémoussait activement dans l’imaginaire des ecclésiastiques québécois.
Pendant longtemps Manon espère – mais en vain – le retour de son cher et tendre cloîtré. Et elle fait languir son nouvel amoureux Joseph-Aimé, celui qui allait me donnermon nom de famille. Elle l’épouse en juin 1927, après huit ans de « fréquentation », plus assidue de sa part à lui que de la sienne. Au Québec, à cette époque, une jeune femme « comme il faut » doit se marier et avoir des enfants.
Le voyage de noces sera une croisière avec la chorale Saint-Louis de France, dont Joseph-Aimé est membre. Au bas d’une photo sépia prise devant l’hôtel d’accueil, on lit ceci : « Juin 1927. Voyage de noces avec Manon à l’île du Prince-Édouard. Enfin ! ! ! ? » Trois points d’exclamation et un grand point d’interrogation. Quel message ! Quand j’ai découvert cette photo dans les papiers de ma mère, après son décès, ces mots et ces signes, tracés de la grosse écriture ronde de mon père, me sont allés droit au cœur. Ce douloureux point d’interrogation allait perdurer pour lui tout au long de sa vie. Manon et Louis-Marie resteront toujours très proches. Sur son lit de mort, en parlant de lui, elle m’a dit : « Je l’ai tellement aimé », et, en évoquant mon père Joseph-Aimé : « Il m’a tellement aimée. »
Le présentateur
« Samedi prochain, on va à Oka voir le Père Louis-Marie. »
Chaque été, autour de mes dix ans, la famille – père, mère et les quatre enfants – part en excursion au monastère des trappistes. Je me réjouis de voir ma mère, d’ordinaire si calme, si maîtresse d’elle-même, devenir euphorique les jours précédant le départ, et plus encore quand la voiture approche d’Oka.
J’ai toujours aussi vifs en mémoire l’austère bâtiment de pierres grises, l’escalier aux marches luisantes, les planchers en bois qui sentent la cire fraîche, la salle d’attente où, assis sur des chaises raides, nous attendons le Père Louis-Marie. Des haut-parleurs lui annoncent « qu’il a de la visite ». La porte s’ouvre, il entre. Tête ronde, large tonsure,soutane blanche et sandales de cuir, je revois sa bonne figure, souriante et accueillante. Il nous mène aussitôt à son laboratoire. Dans la lumière que des stores vénitiens à demi-clos tamisent, il nous guide entre les grandes tables vernies, sur lesquelles sèchent des plantes rares, vers un microscope noir, manifestement déjà bien usagé. « J’ai préparé quelque chose pour vous… »
À genoux sur le banc, l’œil rivé sur la plaque de verre, je ne perds rien du spectacle. Des dizaines de petites bestioles grouillent dans tous les sens, virevoltent, se déplacent en mouvements saccadés, se cabrent, se croisent. J’entends encore le Père Louis parler de microbes, de bactéries et de protozoaires… « Regarde ici. Ils sont dans ce petit cercle beige au centre. Ils sont trop petits pour que notre œil les perçoive. Il faut le microscope pour les voir. » Je m’émerveille de cet assemblage de tubes, de manettes argentées et de surfaces coulissantes, qui permet ce regard sur un monde d’êtres étranges, bien présents, là, sur la lame transparente, à portée de mes yeux.
Je voue à cet homme, qui me fait découvrir des continents tout à la fois fantastiques et réels, une admiration et une affection immenses.
Je bois ses paroles,
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