Je n'aurai pas le temps
« Regardez ! Cela en vaut la peine ! », celui qui permet aux merveilles de la nature de ne pas passer inaperçues, qui initie à des joies propres à enrichir une vie entière. J’ai profité de ses enseignements, et j’ai compris, grâce à lui, le plaisir qu’il y a à révéler le monde aux gens.
La nature des rapports de Manon et de Louis-Marie m’est restée, pendant toutes ces décennies, largement mystérieuse. Le point d’interrogation posé par Joseph-Aimé sur la photo de mariage n’était certes pas superflu. J’ai compris plus tard qu’en nous amenant tous les étés à Oka, mon père avait manifesté une grande noblesse d’âme. Jamais je n’ai senti chez lui la moindre animosité envers Louis-Marie. Il utilisait toute sa « force de caractère » (un de ses mots favoris) pour faire bonne figure. La patience avec laquelle il acceptait la situation me touche encore infiniment.
Le but de ce livre, je le rappelle, est d’explorer les racines d’une carrière, la mienne, s’épanouissant dans le monde des sciences. Ce récit d’une expérience familiale si personnelle a pour but d’analyser le terreau affectif dans lequel a germé la motivation qui me porte depuis tant d’années. Elle a été fécondée, avant même que j’aie pu en prendre conscience, par les sentiments de ma mère pour Louis-Marie, par la dignité et la magnanimité de mon père.
Il me paraît toujours intéressant de revenir sur sa propre vie, de revisiter l’ensemble des événements qui se sont inscrits tout au long des années. De chercher à comprendre les mobiles qui ont généré telle ou telle attitude, telle ou telle priorité, auxquelles on est obstinément fidèle. De retrouver les moments cruciaux où ces choix se sont décidés à un niveau plus ou moins conscient. D’acquérir la certitude que la fidélité à ces options, leur indéniable durabilité, suffisent après coup à en confirmer l’origine profonde.
J’en veux pour exemple la fermeté quasi obsessionnelle avec laquelle j’ai systématiquement refusé toute proposition de postes qui, par la nature des travaux et des responsabilités qu’ils m’imposeraient, auraient risqué de ne pas me laisser tout le temps nécessaire pour mes insatiables envies de connaissances. En demandant quelques jourspour réfléchir avant de donner ma réponse, alors que l’on m’offrait de devenir directeur d’un institut scientifique ou responsable de missions, je savais déjà que ma décision était prise, et que j’allais passer ce temps à chercher de bonnes raisons de refuser. En moi, la ligne était déjà tracée : je ne souffrirai pas de voir l’avancée scientifique se poursuivre sans que j’en puisse suivre de près les méandres, sans que je puisse tenter d’y apporter une contribution personnelle.
Chapitre 4
La maison de Bellevue : « Avez-vous vu le ciel ? »
C’ est une grande maison en bois, de style victorien, qu’une galerie borde sur trois côtés. La façade arrière donne sur le lac Saint-Louis, près de Montréal. Mon grand-père maternel l’a fait construire en 1907. À cette époque, elle était entourée de fermes, de granges et de champs où paissaient des troupeaux de vaches. Aujourd’hui, on y trouve des maisons de campagne. Elle a abrité les vacances d’été de trois générations. À l’intérieur, elle est composée de deux parties pratiquement symétriques avec un escalier central. Traditionnellement, deux familles de cousins s’y retrouvaient et partageaient la vue très dégagée sur l’eau.
Depuis la mort de ma mère, elle appartenait à mon frère Maurice, récemment décédé. Bricoleur talentueux, il l’avait entièrement restaurée et, aidé de ses fils, s’occupait à la garder en état. Chaque année, nous allions tous les deux faire notre « pèlerinage au grenier » : nous essayions, pendant un court moment, de recréer l’ambiance de notre enfance parmi tous les objets qui en portaient le souvenir.
Contrairement aux Européens, les Nord-Américains n’ont généralement pas le souci de conserver leurs lieux de vie. Sans état d’âme pour les vieux murs des générations antérieures, ils démolissent et reconstruisent. C’est dommage. L’idée que les endroits de notre enfance existent toujours, que nous pouvons y retourner et nous les réapproprier, procure un sentiment d’appartenance. Un refugequ’il importe, je crois, de pouvoir retrouver. C’est dans le grenier
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