Je Suis à L'Est !
tenue boueuse. Je nâavais pas de lunettes encore, à lâépoque : une chance. La dernière fois que lâon mâait frappé devait être en fin de cinquième. Mais que pouvaient-ils faire ? La culpabilité était sur eux ; les mentions dans mes carnets sur ma non-participation à la « vie scolaire » le leur rappelaient.
Avec mon cynisme désabusé croissant, jâirais jusquâà croire que, peut-être, la présence dâun adversaire, ou dâun être méprisable pour tous, participe à la cohésion générale. Une fois, au début dâun jeu que je nâavais pas compris, jâavais observé que les autres enfants criaient en se rassemblant : « Chef dâéquipe ! Chef dâéquipe ! » Chacun voulait, naturellement, être le chef dâéquipe, mais je ne savais pas pourquoi. Jâavais donc lancé : « Esclave dâéquipe ! » Après un instant de silence et de stupéfaction, mon rôle était clair : jâavais donné sens et cohésion au groupe. Ils savaient ce quâils allaient faire : se défouler sur moi. Drôle de manière de me remercier de leur avoir rendu service.
Il me fallait trouver dâautres astuces. Lutter de front nâétait pas envisageable, ne serait-ce que parce que jâétais toujours le plus jeune et le plus frêle de ma classe. Lâesquive était de règle. La cour de lâétablissement était très grande ; souvent, jâallais bouquiner dans un coin. Je me cachais avec mes livres, que je pouvais mettre dans mes poches. Malheureusement, cette technique était une arme à double tranchant parce que, autant vous pouvez être très tranquille dans un coin, autant, si on vous y trouve, alors là câest fini pour vous.
Plus tard, en CM1 et CM2, jâai remarqué quâen faisant quelques menues bêtises ou en assumant celles de mes camarades je pouvais être privé de récréation, retenu en classe. Plusieurs fois, je tentai le coup, et câétait le paradis quand je réussissais. Je ne sais si mes professeurs avaient compris. Les non-autistes nâont pas toujours la théorie de lâesprit développée quâils se prêtent.
Ensuite, peu à peu, on finit par sâhabituer à presque tout. Le problème étant que, lorsque lâon sâhabitue à être rejeté, cela a des effets sur le développement personnel de chaque enfant, autiste ou pas autiste dâailleurs. Ce qui est particulièrement traumatisant, câest lorsque lâon essaie de mettre en place des stratégies pour communiquer et que lâon constate que tout échoue systématiquement. Par exemple, pour entrer en contact avec votre camarade de classe, vous faites lâeffort, au moment où il arrive, de lui dire « Bonjour, Monsieur », comme il se doit. Sauf que cela échoue car votre interlocuteur nâa que sept ans. Votre manuel de politesse ne spécifiait pourtant pas à partir de quel âge la formule pouvait être utilisée. Le problème corollaire étant que les enfants ont une excellente mémoire pour ce type de chose et se souviendront longtemps de vos gaffes. Si le lendemain, à la suite dâun apprentissage fait à la maison, vous dites la phrase qui convient, vous serez quand même exclu parce que tout le monde se souviendra de ce que vous avez dit la veille. Cela amène certains enfants autistes à changer fréquemment dâétablissement pour essayer dâéchapper à leur réputation. Solution bancale puisque rapidement la même réputation se recrée.
Un adulte avec autisme mâa confié que, enfant, quand il arrivait dans une nouvelle classe, la première chose quâil faisait, câétait de compter ses camarades de classe. Sâagissait-il dâune manie autistique, comme il serait tentant de conclure ? Non, il voulait simplement savoir si le nombre dâenfants total était pair ou impair. Si le nombre était impair, il se disait : « Zut, à chaque travail en binôme, je serai seul. » Ceci pour montrer à quel point un enfant avec autisme, contrairement à une opinion répandue, fait de réels efforts pour être intégré dans le groupe. Il ne faudrait pas croire quâil est seul
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