Je Suis à L'Est !
jâavais fait de cette petite poupée peluche, sur lequel jâavais marqué sa date de « naissance » (arrivée) et quelques autres mots. En lettres majuscules en inversant certaines lettres, par exemple un « A » la tête en bas. La gauche et la droite sont assez difficiles à distinguer pour moi, soit dit en passant, comme lâEst et lâOuest ; je crois avoir une petite idée de la carte de lâEurope, mais si vous me demandez de citer un pays à lâouest de lâAllemagne, vous aurez droit à un silence gêné de plusieurs secondes, le temps que je me représente correctement la position de lâEst sur la carte.
Au verso du même dessin, une autre particularité de ce que jâavais écrit : « Pour les petits enfants â Ãcris ton nom ». Puis, jâavais écrit « Schovanec », mon nom de famille. Dâordinaire, les bambins de deux ans, quand ils savent parler ou écrire, ne sâautodésignent pas par leur nom de famille mais par leur prénom, voire un pseudonyme, un surnom.
Mon apprentissage sâest donc fait par le biais de la lecture et de lâécriture. Et jusquâà maintenant, accéder à un texte est généralement plus aisé pour moi lorsquâil est écrit plutôt quâoral. Même chose pour produire : il mâest beaucoup plus facile dâécrire un texte, de le taper à lâordinateur, que de le dire. Je ne peux donc que garder une certaine affection pour le projet de « grammatologie » de Derrida, une science de lâécriture au même titre que la linguistique se veut être une science de la langue parlée.
Toutefois, à lâécrit comme, surtout, à lâoral, ce nâest pas le simple geste qui compte. Derrière chaque prise de parole, plus fortes que les mots sont les attentes sociales. Autant certaines questions ou requêtes sont assez précises (« Quelle est la longueur en centimètres du segment [AB] ? »), autant dâautres sont vagues, leur sens nâest pas codé dans leurs mots. Si quelquâun crie votre prénom, que faites-vous ? Il ne vous a pas demandé de vous retourner. Peut-être dâailleurs nâest-ce pas votre prénom, puisque, à la grande horreur de nombre dâenfants autistes, plusieurs personnes peuvent avoir un même prénom ; câest pour cela que parfois, certains identifient les personnes grâce à la plaque dâimmatriculation de leur voiture, ou à leur numéro de Sécurité sociale. Il ne faut pas réduire les gens à un numéro, dit-on ; mais les réduire à un prénom nâest en soi guère plus flatteur. Dans ma toute petite enfance, une fois, en Suisse, mes parents ont vécu un instant traumatisant : je mâétais perdu. Et je ne répondais pas à leurs appels. Jâétais en fait dans le buisson juste devant eux. Mais ils avaient omis de me demander de pousser un cri quand ils criaient mon prénomâ¦
Savoir marcher fut aussi très compliqué. Je ne lâai appris que tardivement, au grand désespoir de mes parents qui essayaient de me tenir par mes petits bras, mais je ne faisais que remuer mes jambes en lâair. Et sans la synchronisation des mouvements, cela ne marchait pas, si jâose dire. Les diapositives familiales sont pleines de ces scènes. Aujourdâhui encore, je marche bizarrement. Je danse, disait une camarade de classe, voulant sans doute être le plus gentille possible. Ce quâelle nâa pas vu, câest que, seul dans un couloir ou un escalier, parfois, je me hasarde à mes anciens plaisirs : marcher les bras levés â on dit « en lâair », je crois, mais ils le sont quoi quâil arrive.
Aujourdâhui, en discutant avec des parents dâenfants avec autisme, je me rends compte de cette forte détresse : il ne marche pas. Ou il marche mal, ou encore il a une démarche qui nâest pas jugée correcte. Pas plus tard que ce matin, jâétais avec une maman dont lâenfant commençait certes un petit peu à marcher, mais dâune manière beaucoup trop maladroite pour son âge. Et donc tombait souvent, à la moindre petite aspérité du sol, à la manière de certaines personnes très âgées.
Ãcole :
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