Je suis né un jour bleu
l’exception d’un bruit de pas, parfois,
ou d’une toux. Mais cela ne me dérangeait pas car pendant que j’énumérais les
décimales, j’avais la sensation de m’enfoncer dans le flot visuel des couleurs
et des formes, des textures et du mouvement, comme si je pénétrais dans mes
paysages numériques. La récitation devint presque mélodieuse, comme si chaque
respiration contenait un nombre, puis un autre, et encore un autre. Je réalisai
soudain que j’étais tout à fait calme, comme s’il s’agissait de la suite de mon
rêve de la nuit précédente. Je pris un peu plus de dix minutes pour terminer
les mille premières décimales. J’ouvris une bouteille d’eau et je bus un peu
avant de continuer.
Peu à peu, la salle se remplit d’un
public qui se tenait à distance de moi et me regardait en silence. Bien que j’aie
été surtout angoissé à l’idée de réciter pi devant tant de gens, à la fin, je
ne les remarquais quasiment plus, comme si toutes mes pensées étaient absorbées
dans le flot rythmique et continu des nombres. Il n’y eut qu’une seule
interruption significative dont je me souvienne, quand un téléphone portable se
mit à sonner. À ce moment-là, je m’arrêtai de réciter et j’attendis que le
bruit cesse.
Les règles de l’événement voulaient que
je ne parle ni ne communique avec quiconque pendant la récitation. De petites
pauses étaient prévues et permises pendant lesquelles je mangeais un peu de
chocolat ou de la banane. Pour garder ma concentration pendant les pauses, je
marchais d’un bout de la pièce à l’autre, derrière ma chaise, tête baissée, évitant
le regard des spectateurs. Rester assis s’avérait plus difficile que prévu, et
j’avais tendance à m’agiter beaucoup. Pendant que je cherchais les décimales, je
roulais de la tête, la couvrais de mes mains et je me balançais doucement en
fermant les yeux. À une heure et quart de l’après-midi, je passai le cap des
dix mille décimales, après deux heures de récitation. Avec les heures, je
sentais la fatigue qui m’envahissait et je voyais dans ma tête les paysages se
brouiller de plus en plus. Avant le jour même de l’événement, je n’avais jamais
récité tous les nombres à la suite et j’espérais désormais que j’aurais assez
de forces pour finir.
Il y eut un moment, vers la fin, où je
crus que je ne serais pas capable de terminer. C’était au-delà de la 16 600 e décimale. Mon esprit fut soudain tout à fait vide, pendant quelques
instants : plus de formes, plus de couleurs, plus de textures, rien. Je n’avais
jamais vécu cela avant, c’était comme si je regardais un trou noir. Je fermai
les yeux fort et je respirai profondément. Puis je ressentis un fourmillement
dans ma tête et, surgissant de l’obscurité, les couleurs recommencèrent à m’envahir.
Je continuai.
Au milieu de l’après-midi, j’arrivai à la
fin de mon voyage numérique. Après cinq heures de récitation, je me sentais
épuisé et me réjouissais d’en voir le bout. C’était comme si j’avais couru un
marathon dans ma tête. À quatre heures et quart, ma voix trembla de soulagement
quand je récitai mes dernières décimales : « 67657486953587 » et
fis signe que j’avais terminé. J’avais récité 22 514 décimales de pi sans
faire d’erreur, en cinq heures et neuf minutes, nouveau record d’Angleterre et
d’Europe. Le public me fit un tonnerre d’applaudissements et Simon courut vers
moi pour me prendre par surprise dans ses bras. Je remerciai les examinateurs d’avoir
surveillé l’épreuve. On me demanda de venir dehors, de poser pour des photos
supplémentaires et l’on m’offrit le premier verre de Champagne de ma vie.
L’écho médiatique de l’événement fut
phénoménal et dépassa toutes les espérances de la NSE et les miennes. Dans les
semaines suivantes, je donnai des interviews à plusieurs journaux et radios, dont
la BBC World Service et des radios aussi lointaines que celles du Canada ou d’Australie.
L’une des questions récurrentes que l’on
me posait était celle-ci : Pourquoi apprendre autant de décimales d’un
nombre comme pi ? Ma réponse était – et est encore aujourd’hui
– que pi est pour moi quelque chose de très beau et tout à fait unique. Comme
Mona Lisa ou une symphonie de Mozart, pi est sa propre raison pour être aimé.
11
À LA RENCONTRE DE KIM PEEK
Dans l’avalanche d’articles de journaux
et
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