Jean sans peur
mémoire, une double image se projetait. Son cerveau devenait le champ de bataille où deux entités se prenaient corps à corps. Les souvenirs artificiels créés par Saïtano persistaient à ne pas mourir. Les souvenirs naturels s’éveillaient. Et ces deux états d’existence enchevêtrés vivaient l’un contre l’autre, cherchant à se détruire.
Celle en qui se livrait cette bataille de deux êtres dissemblables palpitait comme si vraiment elle eût été piétinée, foulée par deux ennemis. Saïtano la considérait avec l’intense curiosité du savant qui se trouve en présence d’un phénomène inconnu. Peut-être pendant quelques minutes oublia-t-il pourquoi il était venu, et ce qu’il attendait de Laurence.
– Double ? songeait-il. Sans doute… Et pourquoi pas ? Puisque la conscience de l’être humain réside uniquement dans la mémoire, puisque le souvenir est le seul élément de la vie de l’âme, si deux souvenirs peuvent cohabiter une âme, cette âme est double. Elle possède deux personnalités… Et qu’arriverait-il si je laissais cette femme en cet état ?
Mais sans doute, en ce jour, la science passait au second plan dans l’esprit du sorcier, car bientôt, il se reprit. Et tandis que Laurence se débattait sous l’assaut des deux êtres dont chacun voulait triompher, le sorcier, sans plus s’occuper d’elle, se mit à préparer dans un gobelet un mélange de trois flacons dont il versa des gouttes soigneusement dosées. Il est à supposer qu’il avait prévu une résistance dans la mémoire de Laurence puisqu’il avait emporté ces flacons.
– Buvez, dit-il tout à coup à Laurence.
Elle obéit aussitôt. Et alors, Saïtano répéta :
– Roselys vous attend. Roselys vous appelle. Laurence d’Ambrun, ne voulez-vous pas voir votre fille qui vous appelle ?… Votre fille !… Roselys !… Roselys !…
– Roselys ! interrogea Laurence.
Au loin, tout au loin, vers les plus lointains horizons de sa mémoire, se dressa une image pâle, faible, à peine perceptible, fantôme sans consistance, souvenir qui n’avait encore ni chair, ni os…
– Roselys ? murmurait Laurence avec étonnement.
Vraiment, elle s’écoutait prononcer ce nom, elle tâchait d’y découvrir une mélodie connue. Les alarmes que lui avait causées la dualité de sa mémoire s’apaisaient. Elle semblait surtout étonnée.
L’image formée dans les lointains de son souvenir se précisa, se rapprocha des premiers plans.
Saïtano, d’un accent plus rude, prononçait les paroles qui devaient provoquer la nouvelle association d’idées :
– C’est donc ici l’oratoire du logis Passavant… C’est ici qu’a été célébré le mariage de Laurence d’Ambrun avec Jean de Bourgogne. Qu’est devenu le prêtre qui consentit à la cérémonie sacrilège ? Il est mort, Laurence ! Et morts tous les témoins dont la présence achevait de vous persuader. Tous morts, excepté un !
Laurence écoutait avec une intense attention. Le prodigieux travail qui s’accomplissait en elle la faisait panteler comme si l’air eût manqué à ses poumons.
Il ne s’agissait pas de la faire passer de la folie à la raison… Laurence n’était pas folle.
Il s’agissait de la faire passer d’un état de mémoire à un autre ; le premier étant artificiel, et le second naturel. Les drogues du sorcier, ses passes magnétiques, ses pressions sur la tête et surtout en arrière dans la région du cervelet avaient accompli ce prodige de transformer la personnalité de Laurence – exactement comme il y a sûrement transformation de personnalité consciente en certains cas de folie ; mais Laurence n’était pas folle ! La physionomie des paroles demeurait toute puissante, et Saïtano répétait :
– C’est ici que la reine Isabeau de Bavière vous a fait boire le poison. C’est ici que vous avez été frappée du coup de poignard de votre amant Jean sans Peur. C’est ici que vous avez été séparée de Roselys. Où est maintenant votre fille ? Roselys vous appelle. Et vous, Laurence d’Ambrun, vous hésitez à rejoindre votre fille.
– Je n’hésite pas, râla Laurence en se tordant les mains. Je ne sais pas !…
– Mais vous savez maintenant que vous avez une fille ?
– Oui, oui ! haleta Laurence. Et je sais qu’elle s’appelle Roselys…
– Qu’est devenue Jehanne ? Dites-le franchement. Je vous ai sauvée déjà, je puis vous sauver encore. Répondez donc
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