Jean sans peur
sait que vous avez fait un charme contre le prévôt et l’Official. Sans quoi, vous laisserait-on aller et venir comme une menace toujours suspendue sur l’âme des chrétiens ? Maintenant je n’ai pas peur de vous, et je vous dis : Que voulez-vous à Jehanne ?… C’est mon amie. Elle m’a dit son histoire, et ce qu’elle a souffert près de vous. Quels sont vos projets ? Sûrement, Jehanne est une dame. D’abord, elle sait broder, lire, écrire. Ensuite, ce qu’elle dit, et sa voix, et ses manières, tout prouve qu’elle est de noblesse. Vous avez voulu en faire une fille… comme moi !… Pourquoi ?…
Ermine s’arrêta, étonnée d’en avoir tant dit en une seule fois, étonnée de son propre courage.
Saïtano l’écoutait, immobile, un vague sourire aux lèvres. Peut-être lui aussi admirait-il la vaillance d’Ermine.
– Sachez-le, reprit-elle toute frémissante, vous n’avez pas réussi. Jehanne n’a habité qu’une heure la rue Trop-va-qui-dure où vous l’aviez jetée. Depuis que je l’ai rencontrée, elle habite avec moi, près de moi, et elle m’a sauvée. Que lui voulez-vous, maintenant ?
– La sauver comme elle vous a sauvée, dit Saïtano. Lui rendre ses droits. Et pour cela, lui rendre la mémoire… la mémoire de ce qu’elle est.
– La mémoire ? balbutia Ermine.
– Vous ne comprendriez pas, et je n’ai pas le temps. Vous n’allez pas me gêner, j’espère ! Si vous voulez que votre amie soit sauvée, il faut me laisser seul avec elle.
– Non ! dit Ermine avec force.
Saïtano eut un geste d’impatience et grommela on ne sait quoi.
– Eh bien, dit-il, vous resterez. Asseyez-vous dans ce coin là-bas, et n’en bougez plus, ou je ne réponds pas de la mémoire de Laurence.
– La mémoire ? répéta Ermine. Laurence ?… Que va-t-il se passer ?…
– Ermine ! Ermine ! cria Laurence. Ne m’abandonne pas !
Saïtano, rudement, prit Ermine par le bras, la conduisit, la fit asseoir. Il gronda :
– Rappelez-vous bien ceci. Un mot, un geste de vous pendant que je parlerai à Laurence peuvent la tuer ou la rendre démente pour toujours. Ainsi, tenez-vous en paix, et si vous aimez cette malheureuse, remerciez Dieu que ses intérêts se confondent aujourd’hui avec les miens.
Grelottante de terreur, Ermine s’immobilisa. Le sorcier se tourna vers Jehanne, et, d’une voix forte, en marchant sur elle, il dit :
– Eh bien, Laurence d’Ambrun, que faites-vous ici, tandis que Roselys vous attend et vous appelle ?…
Ermine put alors constater que celle qu’elle appelait Jehanne, celle que le sorcier appelait Laurence d’Ambrun, semblait s’apaiser. La voix du sorcier paraissait avoir dissipé toute terreur. Paisible, étonnée seulement, Laurence considéra un instant le sorcier, et, d’une voix calme, répondit, comme si elle débitait une leçon :
– Mieux que personne, vous savez qui je suis. Mon nom est Jehanne. J’habite depuis des années la rue Trop-va-qui-dure. Dans le coffre de ma chambre sont mes ajustements et ma ceinture d’argent. Je vis seule. Demandez à tout le monde dans la rue, on vous dira que j’habite ce logis depuis douze ans.
– C’est faux ! murmura Ermine stupéfaite de ces « mensonges. »
Le sorcier s’approcha de Laurence, la toucha à la tête d’une lente pression renouvelée plusieurs fois, puis, lui prenant les deux mains :
– Regardez autour de vous, éveillez-vous ! Que voyez-vous ?… Où êtes-vous ?…
– Mais dans mon logis de la rue Trop-va-qui-dure !
– Vous êtes dans le logis Passavant, dit Saïtano d’une voix de rude autorité. Voyez ce qui est. Ne mentez pas !
– Je ne mens pas, bégaya Laurence. Je ne veux pas mentir.
Elle frissonnait maintenant. Ses dents claquaient. Ermine, épouvantée, ne songeait même plus à réciter ses prières. Saïtano, livide de l’effort qu’il faisait, le visage couvert de sueur, étreignit les mains de Laurence.
Et elle, alors, avec un cri de terreur :
– Oh ! mais nous sommes deux, ici !… Nous sommes deux en moi !… Il y a en moi l’âme de Jehanne… et l’âme de Laurence !…
– L’âme de Laurence seule ! gronda le sorcier. Jehanne est une imposture !…
– Double ! râlait Laurence. Je suis double !…
C’était vrai. L’effort de Saïtano avait été suffisant pour réveiller à demi la personnalité de Laurence et abolir à demi la personnalité de Jehanne. Sur l’écran de sa
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