Jean sans peur
certes, mais dont ils se fussent bien passés.
Quelques instants plus tard, les trois prisonniers volontaires se trouvaient dans l’antichambre qui précédait la salle des armes où le capitaine pénétra seul. Il reparut en disant :
– Attendez, Monseigneur est en conférence avec deux saints révérends, des personnages meilleurs à voir et à écouter que vous, méchants drôles, mauvais garçons !
C’était vrai. Jean Sans Peur conférait avec les deux moines qui venaient d’entrer dans l’hôtel. Ils s’appelaient l’un Pierre Tosant, et l’autre Martin Lancelot. C’étaient les deux ermites qui avaient été chargés de guérir le roi Charles VI en l’exorcisant.
Les deux ermites étaient debout, côte à côte. Le duc se promenait avec agitation.
– Notre mission est terminée, disait Tosant. À Dieu ne plaise que j’accuse ici le roi de mauvaise volonté. Le pauvre sire, au contraire, ne demandait qu’à se laisser faire.
– Il acceptait tout, ajouta Lancelot avec un soupir, et il eût bu…
– Il eût bu ! interrompit violemment Jean Sans Peur.
Les deux ermites échangèrent un regard de désolation.
Le duc, peu à peu, se calma.
– Nous avons été saisis, reprit Lancelot, saisis sans que rien ne pût justifier un acte de violence exercé contre deux envoyés de Dieu et du duc de Bourgogne. Les gardes de Sa Majesté, au moment même où, après avoir convenablement jeûné et prié, nous allions tenter le suprême exorcisme, se sont emparés de nous. Non sans bourrades dont je porte les marques, ils nous ont menés hors l’Hôtel Saint-Pol, et pour tout adieu, pour tout remerciement, leur capitaine, suppôt d’enfer, à coup sûr, nous a crié : Allez au diable !
– Et même, dit Tosant, il a juré que nous serions pendus si nous reparaissions jamais.
– Dites-moi comment les choses se sont passées, et soyez bref, ordonna Jean Sans Peur.
Tosant fit alors tomber son capuchon, et sa face maigre d’ermite habitué aux jeûnes et aux macérations apparut, fine et tourmentée ; une longue barbe blanche lui descendait jusque sur la poitrine ; il avait le regard d’un illuminé. Il se signa lentement et prononça :
– « In nomine patris, et filii, et… »
– Enfer et damnation ! gronda le duc. Gardez vos patenôtres pour une meilleure occasion, messire. Il s’agit ici de la santé du roi de France qu’il faut sauver de la folie, car le royaume en a grand besoin.
– À qui le dites-vous, monseigneur ! soupira Tosant. Notre pauvre ermitage a été trois fois pillé par ces païens d’Anglais, chose que ne fût pas arrivée si notre bon sire eût été en état de les pourchasser. Eh bien, donc, lorsque votre envoyé vint nous trouver et fit appel à notre science de l’exorcisme, nous fûmes, frère Lancelot et moi, saisis d’un saint enthousiasme pour la mission qui nous était confiée. Pour plus de sûreté, nous acceptâmes le flacon sauveur qu’il s’agissait de faire boire, et refusant les mules qu’on mettait à notre disposition, nous nous mîmes en route, marchant humblement à pied, et au bout de trois jours, nous étions à Paris, belle ville, certes, devant l’Hôtel Saint-Pol, magnifique forteresse, où, je dois le dire, nous fûmes accueillis avec respect.
Jean Sans Peur bouillait d’impatience. Mais, sans doute, il avait déjà pu apprécier l’humeur de Tosant et savait que rien ne l’empêcherait de dévider son écheveau. Il gardait donc un prudent silence. Tosant continua :
– Nous fûmes donc mis en présence du roi. Nous devions, pendant huit jours, réciter des prières et faire les gestes rituels qui chassent les démons. Le huitième jour, qui est celui-ci, nous devions couronner notre œuvre en faisant boire à notre sire cette liqueur qui, nous avait assuré votre envoyé, venait en droite ligne de Rome. Or, monseigneur, jusqu’à ce matin, tout marchait à souhait. Le roi était calme. Il riait de bon cœur. Il semblait heureux. Il revivait. Et ce fut ainsi tous les jours, toutes les nuits, sauf cette nuit où, dans une partie de son palais, retentirent soudain des grondements de bête sauvage, et où le roi, avec tous ses gardes, courut chez la demoiselle de Champdivers…
Jean Sans Peur devint livide.
– Passez, murmura-t-il, passez !…
Un profond soupir gonfla sa poitrine. Il murmura le nom d’Isabeau, et un éclair de haine jaillit de ses yeux. L’ermite récitait une prière à voix basse,
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