Jean sans peur
vanté de mener au doigt et à l’œil, leur avait offert un gobelet d’hydromel et ensuite les avait jetés dehors en disant : « J’ai assez à faire d’assurer ma propre vie. Allez en paix, compères, allez ! »
Alors ils tentèrent différentes fortunes qui toutes se montrèrent aussi cruelles les unes que les autres. Brancaillon essaya de s’embaucher parmi les débardeurs et mariniers du fleuve ; mais, la Seine étant gelée, tout travail était suspendu ; Bragaille alla offrir ses services au bedeau de Saint-Jacques-de-la-Boucherie ; mais peut-être l’eau des bénitiers était-elle gelée elle-même, car ses offres furent repoussées avec perte et fracas ; nous n’avons jamais su d’ailleurs en quoi avaient bien pu consister ces offres. Bruscaille, de son côté, mit en mouvement les ressorts de son imagination et proposa tout simplement de s’embusquer la nuit pour détrousser le bourgeois ; mais, par ce temps de chien et de loup, le bourgeois lui-même était gelé sans doute ; ce fut en vain que leur longue, patiente et grelottante faction attendit au détour des rues la victime récalcitrante : nul ne sortait la nuit.
Nous retrouvons donc nos gaillards à demi-morts dans la salle de ce pauvre cabaret où, après une affreuse nuit passée à claquer des dents sous un auvent, ils venaient de s’introduire dans l’espoir de se réchauffer un peu. Après un long silence, Bragaille reprit dans un soupir :
– Pour le coup, nous sommes morts.
– Et dire, fit Bruscaille avec rage, dire que l’infernal sorcier ose nous appeler les trois vivants !
– Est-ce de la cervoise ? du vin ? de l’hypocras ? de l’hydromel ?
C’était le maître du cabaret qui parlait, les poings appuyés sur la table, et les examinait de cet air sérieux qu’on a dans les affaires.
– Voulez-vous manger ou boire ? ajouta-t-il.
– Les deux ! fit Bruscaille avec désinvolture, les deux ! Manger et boire, mon cher hôte, ce que vous voudrez… la moindre des choses.
– Oui, fit Brancaillon, une omelette, un pâté de coq de bruyère, un cuissot de chevreuil.
– Et à boire, que vous faut-il ?
– Peu de chose, dit Brancaillon en se passant la langue sur les lèvres, tandis que ses deux compagnons, étourdis de son audace, le contemplaient bouche-bée Mettez-nous tout simplement sur la table cette outre que je vois là, dans ce coin.
– Très bien ! dit le patron, et il se plongea dans un profond calcul.
Bruscaille tressaillit, se pencha à l’oreille de Bragaille, et murmura :
– Il a dit : très bien !…
– Oui, palpita Bragaille. Nous sommes sauvés.
– Très bien, reprit l’hôte en achevant son calcul. Celafait six livres, deux sols, huit deniers.
– Quoi ? fit Bruscaille d’un air de stupéfaction indignée.
– Que nous raconte-t-il là ? dit de son côté Bragaille, avec une égale surprise.
– Je ne comprends pas, affirma Brancaillon.
– Très bien, dit simplement l’hôte.
Il n’avait pas besoin de plus amples explications. Il allongea le doigt vers une pancarte crasseuse clouée au mur, et se mit à sourire en disant :
– Savez-vous lire ?
– Eh ! drôle ! Il n’est pas question de lire, dit Brancaillon avec candeur et fermeté. Il est question de…
– Oui. Très bien. Donc vous ne savez pas lire. Ni moi non plus, mais je sais très bien ce qu’il y a là-dessus, vu que c’est moi-même qui l’ai fait écrire sous mes yeux, par maître Baluche établi dans la rue aux Écrivains. Il y a ceci : « Crédit est mort. »
Les trois compères se regardèrent comme si cette nouvelle les eût profondément étonnés et que cela leur parût chose invraisemblable. Puis Brancaillon, qui avait toujours des mots définitifs, prononça :
– Mais les morts ressuscitent. Nous avons vu cela deux fois !
De plus en plus souriant, l’hôte cessa de désigner la malheureuse pancarte, mais ce fut vers la porte que cette fois il allongea le doigt. Et il dit : Très bien !…
– Quoi ! qu’est-ce qui est très bien ? hurlèrent Bruscaille et Bragaille.
– Dehors ! dit l’hôte. Dehors ! Il me faut de la place pour ceux qui boivent, mangent, et paient.
À ce moment, dans l’encadrement d’une porte, au fond, se montrèrent deux ou trois hommes solides, tout prêts en apparence à prêter main-forte au cabaretier. Les trois pauvres diables sentaient bien que, dans l’état où ils se trouvaient, ils n’étaient
Weitere Kostenlose Bücher