Jean sans peur
celle dont je dois me défier, et à qui je dois dire…
Cette jeune fille, c’était Odette de Champdivers.
Cet être maigre, souple, haut sur pattes, c’était Jacquemin Gringonneur.
– Approchez-vous, mes révérends, approchez-vous, dit le roi.
Ils avancèrent à l’ordre comme ils faisaient dans l’hôtel de Bourgogne, sur une seule ligne, et d’un seul mouvement, saluèrent. Charles les considérait, émerveillé. Bruscaille gardait son sang-froid. Mais Bragaille et Brancaillon roulaient des yeux terribles. Ils étaient ahuris de stupeur et peut-être d’effroi. Le roi ! Ils se trouvaient devant le roi !
Odette, pâle et pensive, les regardait fixement, cherchant à résoudre le problème qui se dressait, se demandant si ces trois ermites n’étaient pas là pour poignarder le roi comme Tosant et Lancelot étaient venus pour l’empoisonner (sans le savoir, il est vrai, mais Odette ignorait quelle part de bonne foi il y avait eu dans la tentative des deux ermites qu’elle avait expulsés).
Gringonneur tournait autour de ces trois moines, les saluait jusqu’à terre par devant, leur tirait la langue par derrière, cherchait à soulever les frocs pour voir ce qui se cachait dessous.
– Ne touchez pas, vous ! tonitrua Brancaillon en assénant un coup sec sur le poignet de Gringonneur.
– Oh ! Oh ! fit Gringonneur en frottant son poignet, diable soit du révérend ! Vous avez la main aussi dure que pouvait l’avoir Ajax, fils de Télamon, saint ermite !
– Ajax ? fit Brancaillon en toisant le peintre, qu’il y vienne !
– Voyons, dit Charles, comment vous nomme-t-on, mes dignes frères ?
Ils s’inclinèrent en chœur et du même geste se frappèrent l’estomac (leçon de Tosant).
– Sire, c’est moi frère Bruscaille, le fameux Bruscaille (Gringonneur dressa les oreilles) qui a extirpé quinze démons du cœur ou du ventre de divers possédés.
– Bruscaille ! fit le roi en riant. À la bonne heure, voilà un nom. Et vous ?
– Sire, c’est moi frère Bragaille (Hein ? fit Gringonneur), le célèbre Bragaille qui a guéri treize déments rien qu’en leur mettant la main sur la tête.
– Bragaille ! s’écria Charles. Voilà qui est encore mieux. Et vous ?
– Sire, c’est moi frère Brancaillon (Plus de doute ! murmura Gringonneur), l’illustre Brancaillon qui assomme un bœuf… non, mort-diable ! qui vide une outre… Ah ! par les cornes ! par les tripes ! par les boyaux !…
Le pauvre Brancaillon n’était plus du tout au fait de sa leçon. Il s’arrêta, tout suant, tout effaré. Les deux autres étaient consternés. Le coup était manqué. À l’horizon de leur imagination, ils virent la potence. Mais tout aussitôt ils furent saisis d’une joyeuse stupeur. Le roi riait à cœur-joie. Loin de s’indigner de ces jurons intempestifs, le roi témoignait pour Brancaillon de la plus vive admiration et criait :
– Brancaillon ! Ah ! pour le coup, c’est un vrai nom d’ermite ! Mieux que les autres ! Bruscaille, c’est bien, Bragaille, c’est mieux, mais Brancaillon, par Notre-Dame ! Et ces oremus, ces prières ! Comment, dit-il ? Par les tripes ? Les tripes de qui, mon digne révérend ?
– Eh ! sire, les tripes du diable, si vous voulez, ou les boyaux du pape, à votre choix.
Le roi éclata. Il y avait longtemps qu’on ne l’avait entendu rire d’aussi bon cœur. Il criait :
– Voilà des ermites qui me plaisent. Ils me guériront, par les boyaux ! par les tripes !
– Sire, balbutia Bruscaille, nous vous guérirons avec les gestes.
– Les gestes ? Eh ! mon digne révérend, laissez-là vos gestes. J’ai eu assez de ceux de Tosant et de Lancelot. Faites-moi rire comme votre acolyte, c’est tout ce que je demande.
Brancaillon, fier de son succès, ouvrait déjà la bouche pour envoyer une nouvelle bordée de jurons. Bragaille lui marcha sur les pieds. Odette regardait et écoutait tout cela sérieusement. Quant à Gringonneur, à force de tourner autour des ermites, il finit par entr’ouvrir un froc.
– Ah ! ah ! dit-il. Je croyais bien vous reconnaître, mes révérends, pour vous avoir vus déjà.
– Nous ! s’écria Bruscaille indigné. Notre ermitage est près de Tours (leçon de Lancelot) et nous n’en sommes sortis que pour venir ici.
– Votre ermitage, damnés ruffians, est à la Truie pendue !…
Il y eut un silence. D’un charmant mouvement, Odette se plaça devant le
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