Jean sans peur
d’innombrables sourires de malice.
On ne sait jusqu’où se fût portée la fureur du sire du Chatel si le même Thibaud, changeant soudain d’attitude et se courbant autant que lui permettait la majesté de son ventre, n’eût murmuré :
– Messire, on vient de parfaire en mes cuisines un pâté d’anguilles digne de Jupiter et de Juno, comme dirait mon compère Gringonneur. Ventre-Joye, mon capitaine, il n’est pas pour les damnés Bourguignons !
– Et pour qui, alors ? fit Tanneguy soudain apaisé.
– Pour vous, ou le diable m’emporte. On eût dit que je vous sentais venir. Lubin, ai-je dit ce matin, prépare-nous un pâté d’anguilles, tu sais, comme les aime le seigneur du Chatel qui s’y connaît !
Tanneguy du Chatel était à cette époque un homme de quarante ans, rude, violent et gourmand, l’attitude d’un tranche-montagne, au demeurant un vrai brave, très mêlé aux sanglantes querelles de son temps. Il était vindicatif, et Jean sans Peur s’en aperçut bien, plus tard, au pont de Montereau.
Ainsi que Thibaud venait de le rappeler, il avait été d’abord l’un des fidèles de Jean sans Peur. Que se passa-t-il ensuite entre eux ? Nous l’ignorons. Toujours est-il que Tanneguy se sépara du duc de Bourgogne sans pour cela devenir un ennemi. Mais un beau jour, ou plutôt une nuit, il fut attaqué par une bande qui le laissa pour mort. Tanneguy ne mourut pas. Il avait la peau dure. Mais il fut d’autant plus ulcéré que le bruit de l’algarade se répandit dans Paris. Or, en tête des assaillants, il avait parfaitement reconnu les compagnons ordinaires de Jean sans Peur.
Tanneguy se fit le serment de vengeance, et comme il était violent, incapable de tenir sa langue, commença la guerre en disant partout à haute voix tout le mal possible du duc de Bourgogne, ce qui était d’ailleurs une vraie preuve de courage, car à ce petit jeu il risquait tout bonnement sa vie.
Tandis, donc, que Thibaud Le Poingre bavardait, faisait l’éloge de son pâté d’anguilles et de nombreuses autres victuailles dont il comptait régaler son hôte, Tanneguy du Chatel dégrafait son ceinturon et son buffle, se débarrassait de son chaperon, enfin prenait toutes les dispositions nécessaires pour se livrer en toute conscience à une de ces plantureuses agapes telles qu’on les concevait en un temps où l’on mangeait comme on se battait – à outrance. Il s’assit donc à une table devant le fameux pâté d’anguilles, et, près d’attaquer :
– Asseyez-vous là, maître, vous me ferez raison.
– Oh ! oh ! dit Thibaud avec inquiétude. C’est trop d’honneur, capitaine !
– Soyez tranquille, dit Tanneguy, j’ai de quoi payer double écot. Ainsi…
La face de l’hôte rayonna. Il prit donc place vis-à-vis de Tanneguy, non sans admirer la condescendance de ce redoutable capitaine ; il se demandait pourquoi on lui faisait un tel honneur, mais il n’en perdit pour cela ni un coup de dent ni un coup de gosier.
Lorsque le dîner fut achevé, lorsqu’on eut placé devant le capitaine un flacon de vin d’Espagne, il mit ses coudes sur la table, se pencha vers Thibaud, et, à voix basse :
– Ainsi, vous n’aimez pas les Bourguignons ?
– Pour eux, tout au plus la friture de goujons. Mais quant au pâté d’anguilles…
– Parlez franchement… Détestez-vous les gens de Bourgogne ?
– Je les ai en horreur, assura Le Poingre, du même ton dont il eût dit à Scas : « Je tiens les Armagnacs en détestation. »
– Très bien, fit du Chatel. En ce cas, je puis me fier à vous. J’eusse pu jeter mon dévolu sur vingt de vos confrères, mais je me suis dit : Maître Thibaud est un brave homme qui ne me trahira pas. Et puis, c’est l’endroit de Paris où l’on mange les meilleurs pâtés.
Il faut avouer que Thibaud, pour le coup, fut touché. En effet, l’amour qu’il professait pour sa belle auberge et sa réputation était profond et sincère.
– Parlez, messire, dit-il. Ventre-Joye, il ne sera pas dit qu’un brave capitaine comme vous aura eu faim et soif à la Truie pendue. Quant à être trahi, soyez sans crainte. Ici on mange trop bien pour trahir.
Tanneguy fut rassuré. Se penchant donc davantage et baissant la voix :
– Maître Thibaud, dit-il, j’ai été avisé que les maudits Bourguignons me veulent attaquer dans mon logis. À peine suis-je remis de mes blessures dont ils m’ont couturé le corps que, déjà, ils
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