Jean sans peur
faisait, saisit le duc de Bourgogne par le bras. Il paraît que Jean sans Peur se trouvait lui-même dans une peu ordinaire situation d’esprit, car il ne songea pas à relever cette étonnante familiarité.
– Ainsi, murmura Bruscaille, l’homme que nous devons…
– Exorciser ! interrompit vivement le duc.
– Oui, exorciser… Il habite donc l’hôtel du roi ?…
Jean de Bourgogne planta son regard dans les yeux du sacripant et répondit :
– C’est le roi !
Bruscaille ploya les épaules. Le coup était effroyable, même pour un gaillard qui, en plein estomac, avait reçu plus d’une proposition de ce genre. Un moment, il demeura tout étourdi. Jean sans Peur reprit :
– Songe que les cordes de la potence, là-bas, sont toutes graissées. Ainsi, choisis sans crainte, mon brave.
– Mon choix est tout fait, monseigneur ; nous exorciserons le roi, la reine, tout l’Hôtel Saint-Pol, si vous y tenez. Pendu là-bas, songeait-il, c’est tout de suite. Pendu ici, j’ai quelques jours devant moi. En quelques jours, tout peut arriver, même la mort de notre généreux maître.
– As-tu bien compris ta mission ?
– Ah ! monseigneur, vous voulez m’humilier !
– Te rappelles-tu bien tout ce que tu as à faire et à dire, et à quel moment vous aurez à agir ?
– Oui ! murmura sourdement Bruscaille d’un accent sauvage. Vous venez de nous donner la vie. Nous allons la risquer pour vous. N’en parlons plus et marchons.
À travers les jardins couverts de givre, on s’avança vers le palais du roi. Bientôt, on se heurta à une femme qu’escortaient deux hommes. La femme échangea quelques mots rapides avec Jean sans Peur, puis s’en alla.
Si Bruscaille avait pu voir le visage de cette femme, il eût reconnu Isabeau de Bavière !
– Suivez ces deux gentilshommes ! ordonna Jean sans Peur.
Et lui-même se recula, s’enfonça dans la nuit, disparut dans la direction du palais de la reine. Il est probable que les deux gentilshommes en question avaient dans la journée reçu des instructions détaillées.
– Venez, révérends ermites, dit l’un des gentilshommes.
Bragaille et Brancaillon se regardèrent avec un sursaut, puis :
– Ah ! oui, ermites ! dit Bragaille.
– Ventre du pape ! il me semble que cela se voit assez, dit de son côté Brancaillon.
On arriva au palais du roi. On traversa des antichambres remplies de gens d’armes qui s’inclinaient avec respect sur le passage des révérends.
Dans l’après-midi, le bruit s’était répandu que trois saints ermites allaient arriver pour remplacer les sieurs Tosant et Lancelot qui n’avaient rien fait de bon et qu’il avait fallu chasser. On disait des merveilles de ces trois nouveaux guérisseurs profondément versés dans l’art d’exorciser les possédés. C’est donc accompagnés par des regards de sympathie et de vénération que les trois drôles parvinrent jusqu’aux appartements où le roi, prévenu de la visite qu’il allait recevoir, les attendait, sans impatience, il faut le dire.
Le roi avait été préparé à cette visite par le prieur des Célestins, homme des plus vénérables en qui il avait toute confiance. Il est d’ailleurs à noter qu’avant de parler à Charles VI, ledit prieur avait longuement conféré avec Isabeau et Jean sans Peur.
Quoi qu’il en soit, Bruscaille, Bragaille et Brancaillon furent introduits dans une très belle salle où une vingtaine de gentilshommes, parmi lesquels se trouvait le duc de Berry, faisaient leur cour au roi.
– Messieurs, dit Charles VI en souriant, retirez-vous et cédez la place aux envoyés de Dieu.
Tous les regards convergèrent curieusement sur les ermites qui avaient eu soin de rabattre leurs capuchons sur leurs visages pour cacher leur émotion. On s’accorda à leur trouver une belle prestance.
Le duc de Berry reniflait, souriait de son sourire cauteleux, jetait un bizarre coup d’œil sur les ermites, et ruminait des pensées de soupçon.
– Hum ! songeait-il, je donnerais bien ma chaîne d’or pour savoir ce que la reine et mon cousin de Bourgogne pensent de ces drôles. Sire, dit-il, nous laissons Votre Majesté aux prises avec Dieu, que nous apportent ces saints personnages. Puissent-ils réussir mieux que Tosant et Lancelot !
La salle s’était vidée.
Il n’y avait plus en présence des ermites que le roi, une jeune fille et un grand gaillard dégingandé.
– Voici, murmura Bruscaille, voici
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