Journal Extime
Le crématorium ressemble à une mosquée qui serait en même temps une usine à gaz. Sur les marches joue et danse une petite fille de quatre ans en robe noire et col blanc. Ses longs cheveux blonds filtrent le soleil. Je suis surpris de voir dans le petit groupe que nous formons une majorité d’inconnus. K.F. pratiquait en somme des amitiés compartimentées. Il se gardait de réunir des amis également intimes, mais qui n’avaient aucune affinité entre eux et qui n’avaient aucune chance de se plaire réciproquement.
Je ne me libère pas de cette idée que K. a pris sur lui dans sa longue et douloureuse agonie tous les malheurs accumulés dans ma vie ces deux dernières années. Grâce à lui je vais connaître un nouveau départ, une dernière période avec un grand chef-d’œuvre à écrire et un grand amour à vivre.
L’atrabile. Quand elle coule de votre cœur, on dirait qu’elle attire le malheur, lequel accourt des quatre horizons.
Je me livre enfin à une corvée que je repousse avec horreur d’année en année : mettre à jour et au propre mon carnet d’adresses. J’en compte quatre cent cinquante. En vingt ans il y a un tiers de morts. Je note également que la division de l’humanité en nomades et sédentaires se retrouve clairement dans ce petit échantillonnage. Il y a ceux dont l’adresse ne bouge pas et ceux qui accumulent les déménagements. J’appartiens à la première espèce, mais dans ce genre P.M. me bat largement. « Non seulement j’habite la maison de mes parents, me dit-il, mais je couche dans le lit où je suis né. J’espère bien y mourir. »
Je savoure un porto en lisant mon journal. Ce n’est pas rien : depuis trois mois je m’interdisais toute boisson alcoolisée. J’ai pu répondre ce matin à trois questions : 1. Suis-je capable de cette abstention ? Réponse : oui. 2. Est-ce que cela me prive ? Réponse : oui. 3. Quels avantages en ai-je retirés ? Réponse : aucun.
Je visite à Saint-Arnoult, à proximité de chez moi, la propriété d’Aragon et d’Elsa Triolet où ils sont enterrés et qui est transformée en lieu de pèlerinage. J’ai reçu un jour un roman dédicacé d’Aragon avec cette mention : « Savez-vous qu’Elsa et moi nous avons visité et failli acheter votre presbytère ? » Non, je ne savais pas. Il est clair d’ailleurs que ma modeste maison ne supporte pas la comparaison avec l’immense et somptueuse propriété de Saint-Arnoult.
À nouveau la Coupe mondiale de foot envahit bruyamment les médias. J’en retiens cette perle : un joueur de l’équipe de France ne desserre pas les dents quand ses camarades chantent La Marseillaise. Il s’explique : « C’est parce que chanter La Marseillaise, ça m’émeut et ensuite je joue moins bien. »
Trois consolations s’offrent à la vieillesse : l’argent, le pouvoir et la célébrité. À cela s’ajoute que ces dons s’accompagnent d’une dimension érotique. L’homme riche, puissant ou célèbre est sexuellement désirable. Une application triviale et minime – mais révélatrice – de cette vérité apparaît dans la visite que l’on fait à son banquier ou à son inspecteur des impôts : il y a un déballage de l’intimité financière qui s’apparente à un déculottage chez le médecin avec une indécence plus relevée tout de même.
PS. : Il est remarquable que des hommes détenant un pouvoir politique majeur meurent très rapidement dès lors qu’ils en sont privés. La liste des cas récents serait longue et facile à établir depuis le roi Farouk et le shah d’Iran jusqu’à Erich Honecker et François Mitterrand. On dira qu’ils étaient déjà gravement malades. Oui, mais le pouvoir les maintenait en vie. Déchus, ils se laissent mourir.
Si vis vitam para mortem. La mort, partie intégrante de la vie. Une vie pleine et entière contient sa propre mort.
Mort de Jeanne Calment à Arles dans sa cent-vingt-troisième année. C’était la doyenne de l’humanité. Quand on l’interrogeait sur son régime elle disait : « Il faut être raisonnable. À cent quatorze ans j’ai arrêté l’alcool et le tabac. »
Sur la plage, deux filles très exemplaires, quatorze et seize ans. Assez lourdes, le nez épaté et retroussé, mais éclatantes de fraîcheur. Blondes, bleu et rose, les cuisses onctueuses, les épaules pulpeuses, tout le corps doré par le soleil comme une brioche. Porcines avec leur
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