Journal Extime
chaleur continue à augmenter. Le ciel se charge d’électricité et blêmit. Des coups de tonnerre grondent, mais pas une goutte d’eau. Orage sec. Une idée folle me vient : pour combattre la chaleur, allumer un bon feu de cheminée, comme en hiver. Se blottir contre la flamme pour se sentir à l’abri dans cette chaleur purement domestique, domestiquée, à l’opposé de la chaleur sauvage qui tombe de ce ciel malade. Je songe à mon boucher au cours de cet hiver rigoureux : il se réfugiait dans son réfrigérateur géant, sa « chambre froide » pour travailler à une température supportable (+5°).
Une notion nouvelle intéressante, celle de pollution lumineuse. Quand on regarde le ciel nocturne de Choisel, on le voit à l’est embrasé d’une lueur vague. Ce sont les lumières de Paris. Destruction de l’obscurité naturelle par des sources lumineuses artificielles. On avait déjà inventé une sorte de dématérialisation de la pollution avec la notion de pollution thermique. Par exemple une rivière est réchauffée par le rejet d’eaux propres mais chaudes provenant d’une centrale atomique. Avec la pollution lumineuse on fait un pas de plus vers la spiritualisation de l’impureté. Bientôt le mal sera purement moral.
Alexandre (neuf ans) : « Tu crois en Dieu ? » Moi : « Oui bien sûr ! » Alexandre : « Ah bon, parce que moi aussi. Comme ça quand on sera morts, on se retrouvera ensemble au ciel. »
Visites à la clinique chirurgicale de Choisel. J’y découvre des accidentés dont les malheurs sont proprement inimaginables. Un petit Georges de quatorze ans a été précipité par des camarades de classe du haut d’un pont dans l’Yvette. On l’en a sorti avec onze fractures. Un jeune homme a le visage masqué par un pansement. Il me raconte qu’il est cuisinier dans un restaurant et s’y rend chaque jour en vélo. Ce matin-là sévissait un vent violent. En traversant un petit bois, il a reçu une grosse branche qui lui a défoncé la figure.
Un très joli enfant hispano-portugais manipule une paire de jumelles. Puis il la repose d’un air découragé en expliquant que ses cils trop longs lui brouillent la vue.
Mon boucher : « Monsieur Tournier, quand on vous connaît comme moi en vrai, on n’a pas besoin de lire vos livres, hein ? »
Opposition essentielle dans les maux qui nous accablent entre guerre étrangère et guerre civile. C’est vrai pour les maladies. Une maladie microbienne est une attaque extérieure (guerre étrangère), alors que le cancer est une agression de mon organisme contre lui-même (guerre civile). C’est pourquoi la première se traduit par de la fièvre (mon organisme se mobilise contre l’agresseur), alors que le cancer se développe sans fébrilité. Essayer de transporter cette distinction sur le plan moral : chagrin dont la cause est étrangère, chagrin dont je suis moi-même l’auteur (angoisse, dépression, remords, etc.).
Plongée dans les entrailles du métro avec une équipe de « parcoureurs de voies ». Armés d’un marteau et d’une lampe, ils examinent les voies mètre par mètre. Nous avions rendez-vous à la station République sur la ligne 9. Un « protecteur » nous attend sur le quai de la station. Il préviendra chaque conducteur de rame qu’il y a des hommes sur la voie. Cet examen des rails doit se faire pendant le trafic, parce qu’il convient de mesurer l’enfoncement des voies au moment du passage du train. L’écartement des traverses (soixante-dix centimètres) est bienvenu, car il permet tout juste d’y poser les pieds et d’éviter ainsi la pierraille du remblai. Nous « parcourons » République-Oberkampf-St-Ambroise-Voltaire-Charonne-Boulets-Montreuil-Nation. Soit six unnels en trois heures. On marche toujours face à la rame qui arrive. Normalement une niche permet de s’abriter sur son passage, mais il faut la plupart du temps s’écraser contre le mur et le train vous frôle le corps. Une barre rouge sur le mur signale les endroits où l’espace est trop étroit pour l’épaisseur d’un corps humain. Il faut éviter de s’y trouver, ou alors se coucher au pied du mur. À droite se trouve le rail électrique qu’il faut également éviter. Je suis ébahi de l’audace avec laquelle les hommes l’enjambent sans hésiter. Variété incroyable des objets jetés par les fenêtres par les voyageurs et qui jonchent le sol, bouteilles, boîtes de
Weitere Kostenlose Bücher