Journal Extime
son sécateur.
À Coutainville avec M.W. Un vent de N.-O. froid et violent rend les bains héroïques. La chair se hérisse à l’idée de s’immerger dans l’élément glacé. Mais il faut y aller. De sombres idées de suicide m’effleurent en marche vers le flot. Puis c’est le saisissement, la brève suffocation, une manière d’agonie. Et aussitôt après, le bien-être. L’élément me berce, m’entoure, je me laisse aller. Je n’ai plus froid. Je ne comprends plus mes craintes, mes réticences, mon hérissement. Je suis bien. Je suis mort.
M.W. a de graves problèmes oculaires. Il doit se faire opérer incessamment. Mais on dirait qu’il surcompense cette infirmité menaçante par une acuité visuelle surprenante, accompagnée d’une mémoire des images hypertrophiée. Il reconnaît et identifie des personnes entrevues l’année dernière furtivement. Notre restaurant habituel se trouvant à proximité d’une banque, il surveille le distributeur de billets et prétend de sa place voir les sommes – toujours dérisoires – que les clients viennent retirer.
Grand beau temps. Nous assistons à 21 h 30 exactement au coucher du soleil. Je supplie ma mémoire de se souvenir aux jours sombres de la radieuse splendeur de la baie de l’Arguenon. Il me semble que si j’avais cela toujours à portée de quelques pas, le malheur serait à tout jamais exclu de ma vie. Histoire-géographie. Les minables misères de mon histoire personnelle lavées par la calme magnificence de la géographie.
Découverte de l’essence du chocolat. C’est le sucré viril, une friandise certes mais ni enfantine ni féminine comme toutes les autres. Une friandise d’homme. D’où sa couleur et sa saveur. D’ailleurs le chocolat a été introduit en Europe par les Espagnols, peuple « macho » par excellence. À la cour de Madrid, il était tellement en faveur que l’archevêque avait décrété que sa consommation le matin n’empêchait pas la sainte communion à l’opposé des autres aliments.
J.R. incarne le cas intéressant de l’homme-sexe rattrapé par la vieillesse. Don Juan devenu vieux. Il me raconte : « Dans l’avion Orly-Marseille, une très jeune adolescente me blesse par l’évidente certitude que je ne la reverrai jamais. Pendant les brèves minutes du vol, je m’imprègne passionnément de sa présence. Je la bois des yeux. Comment parvient-elle à m’ignorer ? Le cas se présente de plus en plus souvent depuis que je ne suis plus amoureux de personne. Ma faculté d’amour ne se réveille plus que passagèrement, lors d’apparitions éphémères et sans espoir de lendemain. Élans, élancements, puis retombées amères et délicieuses. »
Les lys du jardin s’épanouissent tous en quelques heures. Je songe aux vers de Victor Hugo :
On était dans le mois où la nature est douce.
Les collines ayant des lys sur leur sommet.
Et Booz, le héros du poème, s’exclame devant l’amour qui se présente inopinément :
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt !
Voilà qui me convient !
Visite de mon traducteur roumain Sergiu Ruba. Je suis surpris de le découvrir aveugle. Il est guidé par une jeune femme. Il me dit : « J’ai vu jusqu’à onze ans. Je me souviens des couleurs. » J’admire son entrain, sa curiosité, son érudition. Les aveugles m’inspirent une sorte de terreur sacrée. J’ai découvert cela enfant en présence de l’écrivain égyptien Taha Hussein dont la femme était une cousine de ma mère. J’y fais allusion. Aussitôt Ruba mentionne son livre majeur Le Livre des jours. Je suis convaincu que pour moi, la cécité, ce serait le suicide immédiat. Donc les aveugles m’apparaissent comme des morts-vivants.
Qu’on le veuille ou non, et sans aucune intervention volontaire de notre part, la vie est une succession de « périodes ». Régulièrement une période s’achève et une autre commence. Une page se tourne. C’est la mort d’un proche, une maladie grave, un changement de profession, un déménagement, une rupture, etc. Souvent on ne prend conscience de la « page tournée » et du changement d’atmosphère que longtemps après.
Une énorme cane de Barbarie – rouge et noire – a pris possession du jardin. À force de disputer sa gamelle à la chatte, elle est devenue complètement carnivore. Chaque matin elle m’attend devant la porte. Il faut que je lui ouvre des boîtes de pâtée pour chien
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