Kenilworth
du sujet auquel ils font allusion. Je crois que Sidney les répète même en dormant.
– Vous nous faites subir le supplice de Tantale, milord. Nous savons que Philippe Sidney est un favori des muses, et nous nous en réjouissons. La valeur ne brille jamais plus que lorsqu’elle est unie au goût et à l’amour des lettres. Mais sûrement il se trouvera quelqu’un de nos jeunes courtisans dont la mémoire se rappellera ce que des affaires plus importantes ont effacé de la vôtre. M. Tressilian, vous qu’on m’a représenté comme un adorateur de Minerve, vous souvenez-vous de ces vers ?
Le cœur de Tressilian était trop accablé de tristesse, ses plus douces espérances venaient d’être trop cruellement déçues pour qu’il voulût profiter de cette occasion de fixer sur lui l’attention de la reine ; mais il résolut de faire jouir de cet avantage un jeune ami plus ambitieux. S’excusant donc sur un prétendu défaut de mémoire, il ajouta qu’il croyait que Walter Raleigh savait les vers auxquels le comte de Leicester venait de faire allusion.
Par l’ordre de la reine, Raleigh se leva, et déclama avec autant de goût que de grâce la célèbre vision d’Obéron {86} , de manière à en faire sentir la délicatesse et à y ajouter un nouveau charme.
Je vis alors, mais tu ne pus le voir,
Le jeune Amour, tout fier de son pouvoir,
Qui dans les airs planait à tire-d’aile.
De son carquois une flèche fidèle
Fut à son arc ajustée à l’instant.
Le trait partit, et Cupidon content,
Crut que sa main, jusqu’alors toujours sûre,
Perçait le cœur battant sous la ceinture
D’une beauté reine dans l’Occident.
Trop vain espoir ! projet trop imprudent !
Un seul rayon de la chaste Cynthie
Sut émousser la flèche trop hardie ;
Et la vestale, au front plein de pudeur,
Brava l’Amour, et conserva son cœur.
La voix de Raleigh, en débitant ces vers, était un peu tremblante, comme s’il eût douté que cet hommage plût à la souveraine à qui il était adressé. Si cette inquiétude était affectée, c’était une bonne politique ; si elle était véritable, elle n’était pas nécessaire. Ces vers n’étaient probablement pas une nouveauté pour la reine, car jamais une élégante flatterie n’a tardé à parvenir à l’oreille du souverain à qui elle est destinée. Mais elle n’en fut pas moins bien reçue en passant par la bouche de Raleigh. Également charmée des vers, de la manière dont ils étaient déclamés, et des traits gracieux et animés de celui qui les récitait, Élisabeth, les yeux fixés sur Walter, marquait de la main le repos, la césure de chaque vers, comme s’il se fût agi de marquer les temps d’un morceau de musique. Lorsqu’il eut cessé de parler, elle répéta, comme par distraction, le dernier vers,
Brava l’Amour, et conserva son cœur.
En même temps sa main laissa échapper dans la Tamise la pétition du gardien des ours royaux, que les flots portèrent peut-être jusqu’à Sheerness, où elle reçut un plus favorable accueil.
Le succès que venait d’obtenir le jeune courtisan piqua Leicester d’émulation, à peu près comme le vieux cheval de course redouble ses efforts quand il voit un jeune coursier le devancer dans la carrière. Il fit tomber la conversation sur les jeux, les banquets, les fêtes, et sur le caractère de ceux qu’on y voyait figurer. Il mêla des observations fines à une critique légère, tenant ce juste milieu qui évite également l’insipidité de l’éloge et l’amertume de la satire. Il imita avec beaucoup de naturel le ton de l’affectation et de la rusticité, et celui qui lui était naturel n’en parut que doublement gracieux quand il y revint. Les pays étrangers, leurs mœurs, leurs coutumes, l’étiquette des différentes cours, les modes, même la parure des dames, lui servirent successivement de texte, et rarement il passait d’un sujet à l’autre sans trouver le moyen de faire quelque compliment, exprimé avec délicatesse et sans avoir l’air de le chercher, à la reine vierge, à sa cour et à son gouvernement. Tel fut l’entretien pendant le reste de la promenade, et il fut varié par la gaieté des jeunes courtisans, orné par les remarques de quelques savans sur les auteurs anciens et modernes, et enrichi des maximes de profonde politique et de saine morale par les hommes d’État qui faisaient entendre le langage de la sagesse au milieu des propos plus légers de la
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