Kenilworth
mais cependant…
Dans ce moment Tony Foster entra dans l’appartement, tenant dans la main une coupe de verre et une petite bouteille ; ses manières avaient quelque chose d’étrange ; car quoiqu’il n’abordât jamais la comtesse qu’avec le respect dû à son rang, il avait jusqu’alors laissé éclater son caractère bourru, dont peut-être aussi il n’avait pu dissimuler la sombre expression.
Dans cette circonstance il ne montrait rien de ce ton d’autorité qu’il avait coutume de cacher sous une affectation maladroite de civilité et de déférence, à peu près comme un brigand cache ses pistolets ou son bâton sous un manteau mal coupé. Cependant son sourire semblait être l’effet de la crainte plutôt que de la bienveillance ; il pressa la comtesse de prendre un cordial précieux, disait-il, pour relever ses esprits après l’alarme qu’elle venait d’avoir ; mais son regard disait qu’il était le complice de quelque sinistre dessein contre elle. Sa main et sa voix tremblaient, et tout son maintien annonçait quelque chose de si suspect que sa fille Jeannette, après être restée quelques secondes à le regarder avec étonnement, parut tout d’un coup se préparer à exécuter quelque action hardie ; elle leva la tête, prit un air et une démarche de résolution et d’autorité, et, s’avançant lentement entre son père et sa maîtresse, elle voulut prendre la coupe, et dit d’un ton peu élevé, mais ferme : – Mon père, je remplirai la coupe, pour ma noble maîtresse, quand ce sera son plaisir.
– Non, mon enfant, dit Foster vivement et avec inquiétude ; non, mon enfant, ce n’est pas toi qui rendras ce service à la comtesse.
– Et pourquoi, je vous prie, dit Jeannette, s’il faut que la noble dame goûte de ce cordial ?
– Pourquoi ! pourquoi ! dit le scélérat en hésitant d’abord, et puis se mettant en colère, comme le meilleur moyen pour se dispenser de toute autre raison ; pourquoi ! parce que je le veux ainsi, ma fille. Allez à l’office du soir.
– Maintenant, je le déclare, comme j’espère en entendre d’autres, reprit Jeannette, je n’irai point ce soir à l’office, à moins d’être plus assurée du sort de ma maîtresse. Donnez-moi ce flacon, mon père ; et elle le prit malgré lui de ses mains, qui s’ouvrirent comme par l’effet du remords ; – ce qui doit faire du bien à ma maîtresse ne saurait me faire du mal. Mon père, à votre santé.
Foster, sans répondre une parole, se précipita sur sa fille, et lui arracha le flacon des mains ; ensuite, comme troublé de ce qu’il venait de faire, et entièrement incapable de décider ce qu’il ferait après, il resta debout avec le flacon dans les mains et les jambes écartées, arrêtant sur sa fille un regard dont la rage, la crainte et la scélératesse formaient l’expression hideuse.
– Voilà qui est étrange, mon père, dit Jeannette en fixant sur Foster ce regard par lequel on dit que les gardiens des lunatiques soumettent leurs malheureux malades ; ne me laisserez-vous ni servir ma maîtresse, ni boire à sa santé ?
Le courage de la comtesse la soutint pendant cette scène terrible ; elle conserva même son insouciance naturelle, et, quoique son visage eût pâli à la première alarme, son œil était calme et presque méprisant.
– Voulez-vous goûter ce précieux cordial, M. Foster ? Peut-être vous ne refuserez pas de me faire raison, quoique vous ne le permettiez pas à Jeannette ; buvez, je vous en prie.
– Je ne le veux pas, dit Foster.
– Et pour qui donc est réservé ce rare breuvage ? dit la comtesse.
– Pour le diable, qui l’a composé ! reprit Foster. Et, tournant sur ses talons, il quitta l’appartement.
Jeannette regarda sa maîtresse d’un air qui exprimait la honte, le chagrin et la douleur.
– Ne pleurez pas sur moi, Jeannette, dit la comtesse avec douceur.
– Non, madame, répliqua sa compagne d’une voix entrecoupée de sanglots ; ce n’est pas pour vous que je pleure, c’est pour moi-même, c’est pour ce malheureux ! Ceux qui sont déshonorés devant les hommes, ceux qui sont condamnés par Dieu, ceux-là ont sujet de pleurer, et non ceux qui sont innocens. Adieu, madame ! dit-elle en prenant en toute hâte le manteau avec lequel elle avait coutume de sortir.
– Me quittez-vous, Jeannette ? dit sa maîtresse ; m’abandonnez-vous dans une position si critique ?
– Vous abandonner,
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