La 25ème Heure
bouger le bras. Il ne pouvait bouger aucun muscle. Son corps était écrasé, broyé, réduit au minimum de volume. Mais sa tête émergeait au-dessus de celle des autres.
– Ce Picasso est le plus grand peintre de la Société occidentale, dit Traian.
– Je n’entends rien, dit Moritz. Je voudrais sortir au moins le nez de là. Ne serait-ce qu’une narine. Je vous en supplie, monsieur Traian, aidez-moi. Je meurs !
Traian essaya de lui faire un peu de place. Moritz avait la tête contre sa poitrine.
– Picasso a fait ton portrait, tel que tu te trouves maintenant dans le camion, mon vieux Moritz.
– Mon portrait ? demanda Moritz. Je n’entends pas. J’ai les oreilles bouchées.
– Ton portrait, répéta Traian. Ressemblant, et exact comme une photo. Et le portrait de notre camion. Sept hommes qui occupent la même place dans l’espace, au même moment. L’un a cinq jambes, l’autre trois têtes mais il est privé des poumons. Toi, tu as une voix mais tu n’as pas de bouche, et moi je n’ai que la tête et suis privé de corps. Une tête qui s’élance dans l’espace, au-dessus d’un camion… Lorsque j’ai regardé pour la première fois ce tableau – cela se passait à Paris – il m’a beaucoup plu, mais je n’ai pas compris ce qu’il voulait représenter. Et c’est à peine à présent que je peux m’en rendre compte : c’était le tableau de notre camion. Peint très exactement. Aucun détail ne lui a échappé. Il a peint aussi notre camp. Il peint comme s’il photographiait. Rien que des choses réelles. C’est un peintre de génie.
Le camion démarra. Traian regardait les hommes qui l’entouraient. Ils n’étaient plus des êtres humains. Il n’y avait plus aucun être vivant dans le camion qui traversait les ruelles du village plongées dans l’obscurité. Mais cependant, les hommes de ce camion n’étaient pas morts. Ils oscillaient entre la vie et la mort. Durant l ’espace d’un moment ils étaient vivants et la seconde d’après ils rentraient dans la mort. A certains moments, ils étaient morts et vivants en même temps. Dans le secteur qu’ils occupaient, il n’y avait pas d’espace. L’espace avait été éliminé. L’espace était mort.
Dans leur secteur il n’y avait plus que des spasmes. Les yeux étaient des spasmes. La chair, le sang, l’air, le temps, la pensée : tout était spasme. Les hommes n’avaient plus de formes, plus d’esprit : ils n’étaient que spasme.
– Tu peux encore respirer ? demanda Traian.
– Je ne sais plus. J’ai l’impression que oui. Mais avec une seule narine et seulement de temps en temps, dit Iohann Moritz. Ici, sur votre poitrine, à travers vos côtes…
– Une seule narine doit suffire, dit Traian. Écoute-moi, j’ai à te communiquer une chose d’une importance capitale…
– Je ne peux rien écouter. Excusez-moi, s’il vous plaît, dit Moritz.
– Fais un effort, ajouta Traian. C’est très important :
Toute horreur se pouvait définir
Tout chagrin connaissait une quelconque fin :
Dans la vie, pas de temps à consacrer aux longs chagrins.
Every horror had its définitio n
Every sorrow had a kind of end :
In life there is not time to grieve long.
But this , this is out of life, this is out of time,
An instant eternity of evil and wrong.
We are soiled by filth that me cannot clean ,
United to supernatural vermin .
It is not we alone , it is not the house, it isnot
The city that is defiled .
But the world that is wholly foul !
Mais ceci, c’est hors de la vie, hors du temps, c’est une perdurable éternité de mal et d’injustice. Nous sommes souillées par une ordure que nous ne pouvons laver. Unie à la vermine surnaturelle,
Ce n’est pas nous seules, ce n’est pas la maison, ce n’est pas la Cité qui ont reçu la souillure. C’est le monde tout entier qui est souillé.
– Parlez plus fort ! ! Je n’entends absolument rien ! dit Moritz.
Traian continua le plus fort qu’il put :
Purifiez l’air ; Nettoyez le ciel ; Lavez le vent ; Ôtez la pierre de la pierre, dépouillez le bras de sa peau, arrachez le muscle à l’os, et lavez-les ; Lavez la pierre, lavez l’os ; lavez la cervelle, lavez l’âme ; Lavez-les ; Lavez-les (7) !
– Je ne comprends rien, dit Iohann Moritz. Comme vous êtes heureux, monsieur Traian, de pouvoir respirer. Vous n’étouffez pas vous !
Dans le camp, les hommes petits souffraient moins de la faim que
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