La 25ème Heure
brancard.
Traian regardait les trois corps qui se débattaient au même rythme, bien qu’étrangers les uns aux autres.
– Quelles espèces de piqûres ? demanda Traian.
– Cardiazol, dit l’infirmier. Chocs pour les nerfs. Cela vous secoue le cerveau, et dissipe le brouillard qui est dedans.
L’infirmier se mit à rire.
Traian regarda de nouveau les trois corps allongés à ses pieds. Les tressautements paraissaient mécaniques. Comme des mouvements de robots. Les narines se dilataient et tremblaient aux mêmes intervalles, au même rythme et avec la même intensité. Les poitrines se soulevaient et s’abaissaient comme les pistons d’une machine.
Toute la vie qui était encore demeurée dans ces corps avait été réduite aux mouvements automatiques des muscles. La volonté, les instincts, l’esprit, tout était mort. Il n’y avait plus que le réflexe mécanique. Le réflexe avait été amplifié et transformé en spasme.
Traian Koruga eut la vision de la vie humaine dans la Société technique contemporaine. La chambre dans laquelle il se trouvait s’était agrandie démesurément jusqu’à contenir toute l’Europe, tout l’Occident, toute la Terre.
Dans cette chambre ne se trouvaient plus seulement ces trois hommes réduits à leurs seuls réflexes jusqu’à s’identifier aux robots, mais tous les hommes de la terre.
C’était une vision Stupide, exagérée. Mais elle obsédait Traian. Il lui semblait voir le bourgmestre Schmidt du camp de Kornwestheim danser du même rythme diabolique. Et avec lui le lieutenant Jacobson, et le gouverneur Brown et Samuel Abramovici et tous les autres dansaient au même rythme de jazz, de machine, de choc provoqué par les mêmes piqûres Cardiazol. Toute une société se débattait dans les mêmes spasmes. Traian se couvrit les yeux et cria : " Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! "
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– Sur votre fiche individuelle il n’y a rien concernant votre prétendue grève de la faim.
Le médecin le regardait avec soupçon.
– Si vous aviez fait la grève de la faim, cela aurait été porté sur votre fiche. Au lieu de cela, je lis : " Troubles mentaux, obsession de suicide, accès de violence, idée de persécution. " Et c’est tout. Absolument rien en ce qui concerne la grève. La grève est un acte lucide et conscient. Mais elle n’est pas signalée ici. Votre diagnostic a été signé par deux professeurs universitaires. Deux sommités de la médecine allemande. Qui donc voudriez-vous que je croie ? Vous, ou les deux professeurs ?
Le médecin était convaincu que Traian avait inventé d’un bout à l’autre son histoire.
– Êtes-vous certain que votre femme soit arrêtée, file aussi ? demanda le docteur. Personnellement, je serais porté à croire que vous n’êtes même pas marié. Où est votre alliance ?
– Elle m’a été confisquée lors des perquisitions dans le camp.
– C’est possible, dit le docteur. Mais je n’en ai aucune preuve. Je dois me référer à ce que m’indique votre fiche médicale. Il ne faut pas vous fâcher, mais jusqu’à preuve du contraire, je suis obligé de partir des prémisses suivantes : votre femme n’est pas arrêtée, vous n’êtes peut-être même pas marié, votre père n’est pas mort dans le camp et vous n’avez pas été arrêté sans raison. Je suis obligé de faire abstraction de tout ce que vous pouvez me raconter.
Traian Koruga pensait : " Comment peut-on prouver à quelqu’un qu’on est sain d’esprit ? Chaque mouvement, chaque mot que vous considériez jusqu’à cet instant comme parfaitement normal, devient, dès que vous le soumettez à l’analyse, un geste typique de fou. Les mêmes paroles, les mêmes phrases, les mêmes opinions qui dans la vie courante semblent normales, et même intelligentes, deviennent dans un hospice des symptômes de folie. Les frontières entre l’état normal et la folie ne peuvent être précisées. Cependant je dois à tout prix démontrer que je ne suis pas fou ! "
– Je vous en supplie, docteur, aidez-moi ! dit Traian.
– Que puis-je faire ?
– Me croire !
– Cela ne vous avancerait guère, répondit le docteur.
– Je ne vous demande pas de me dire que vous me croyez, mais je vous demande de me croire vraiment, dit Traian. Et je vous demanderai aussi de me soumettre à un examen médical rigoureux.
– Votre dernière demande est parfaitement inutile. L’examen médical est
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