La 25ème Heure
alla trouver Marcou pour le faire revenir sur sa décision. Il voulait le tirer de là à tout prix. Il avait l’impression de l’avoir lui-même condamné à ce travail.
Marcou n’avait pas encore terminé. Toute la journée il avait transporté les seaux fétides de la fosse qui servait de cabinets, jusqu’aux limites du camp. Là, il les vidait en plein champ.
Il avait plu tout le temps et la fosse se remplissait sans cesse d’eau. Sa tâche s’en était trouvée accrue. Marcou était à bout. Il était maigre et avait les poumons malades.
– Je crois que tu vas y renoncer, dit Lengyel. Ce n’est pas un travail pour toi.
Marcou descendit dans la fosse et remplit le seau. Puis il remonta et prit les saletés avec la pelle.
– À ta place je ne pourrais jamais demeurer toute la journée dans toute cette saleté et toute cette puanteur.
Marcou ne répliquait pas. Il pouvait à peine se tenir debout. Mais il continuait. Il souleva les deux seaux et passa devant le vieux. Lorsqu’il revint, Lengyel lui dit encore :
– Dorénavant tes habits et ta peau garderont tout le temps cette odeur. Tu ne pourras plus te reposer la nuit à cause de la puanteur.
Le vieillard s’apprêtait à lui dire qu’à partir du lendemain, il pourrait de nouveau travailler au bureau comme fourrier. Mais Marcou ne pouvait plus attendre. Il était arrivé au bout de ses forces. Il avait une pelle à la main. Il la leva en l’air, ferma les yeux et frappa. Le tranchant de la pelle atteignit Lengyel en plein sur le crâne. Lengyel chancela. Marcou ne le voyait plus. Ses mains s’étaient crispées sur le manche de la pelle. Et il frappa encore une fois puis une autre. Les coups tombaient maintenant dans le vide. Le vieux s’était écroulé. Marcou restait sur place, la pelle à la main. Il ouvrit les yeux et vit le vieux Lengyel, qui gisait à ses pieds, la tête fendue. Il n’avait pas voulu le tuer. Il avait agi par désespoir. Mais il ne regrettait rien.
41
Depuis ce jour-là, quatre mois étaient passés. Iohann Moritz revoyait encore la tête du vieux, fendue en deux à coups de pelle et Marcou sortant du camp entre les baïonnettes, mais tout cela lui semblait bien loin, enfoui dans le passé. Il se demandait même si cette histoire n’avait pas eu lieu des années et des années auparavant. Les morts passent vite. Marcou n’était pas mort, mais ceux qui sont au bagne sont oubliés aussi vite que les morts.
Ce jour-là il neigea. L’adjudant leur annonça l’inspection d’un général.
– Nous attendons aussi la visite du roi, dit l’adjudant. Le roi vient voir le canal que nous avons creusé. C’est le roi lui-même qui en a dessiné les plans. C’est pourquoi il veut le voir.
Moritz pensa à Marcou qui devait être quelque part au fond d’une mine de sel. Puis il pensa au roi qui avait dessiné lui-même le plan du canal. Il le voyait à sa table de travail, le crayon à la main, dessinant. Comme dans les images. Le canal était très long. Il avait bien plus de cent kilomètres à ce qu’on en disait. Mais chaque prisonnier n’en connaissait que le petit bout qu’il creusait lui-même. Il n’en pouvait voir beaucoup plus. Le canal avait trois mètres de profondeur et des bords escarpés. Il allait être rempli d’eau. Moritz essayait de s’imaginer l’eau coulant là où il était en train de creuser à cet instant même. Il avait entendu dire qu’après la guerre, sur le canal passeraient même des navires. Pour le moment il devait servir à arrêter l’avance russe. C’est pourquoi le travail était secret. Seul le roi et quelques généraux en avaient connaissance. L’adjudant le leur avait dit. Moritz avait souvent vu en rêve le roi et les quelques généraux se parlant à l’oreille. Ils discutaient de ce canal auquel il travaillait, lui, Moritz. Il avait bien compris la raison pour laquelle les prisonniers n’avaient pas la permission d’écrire à la maison, à leurs femmes ou à leurs enfants ; il fallait que le secret soit gardé et que les Russes ignorent ce travail. L’adjudant leur avait dit que les Russes avaient partout des espions qui voulaient photographier ce canal auquel il travaillait, lui, Moritz. Mais la police les attrapait chaque fois. Les prisonniers ne pouvaient être relâchés, car de retour à la maison ils pourraient divulguer le secret du canal.
Iohann Moritz voudrait bien, une fois la guerre finie, revenir un jour par
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