La 25ème Heure
devant le juif, le cheval s’arrêta. Le cheval connaissait le marchand juif, et savait que le prêtre le faisait toujours monter dans sa voiture.
37
Le chef de la gendarmerie de Fântâna reçut l’ordre de dresser un inventaire de tous les biens immeubles appartenant aux juifs du village. Il fît l’inventaire de tout ce que possédait le vieux Goldenberg. Mais il ne l’envoya pas. Il savait que Moritz se trouvait lui aussi dans un camp de juifs. En envoyant Moritz à la gendarmerie de la ville avec l’ordre de réquisition, le gendarme ne l’avait pas fait passer pour juif. Il n’aurait pu le faire sans commettre un faux, car Moritz était Roumain. Les dispositions pour la réquisition de la main-d’œuvre prévoyaient que seuls seraient requis les juifs et les indésirables. Le gendarme avait réquisitionné Moritz comme indésirable. Cela était légal. Chacun pouvait être considéré par un gendarme comme indésirable. Il n’y avait pas de dispositions précises à cet égard. Mais à la gendarmerie de la ville, Moritz avait été inscrit dans le registre ! des juifs. C’était la faute de la gendarmerie ou plutôt la faute de Moritz, car il portait un nom juif. Le chef de poste commençait à regretter que toute cette histoire soit arrivée. Il avait cru tout d’abord que Moritz allait être gardé quelques semaines. Mais six mois étaient déjà passés. Et voilà que maintenant il recevait l’ordre de réquisitionner les biens des juifs. En toute justice la maison de Moritz n’aurait pas dû être réquisitionnée. Mais dans les registres de la gendarmerie, il était écrit qu’il y avait deux juifs à Fântâna : Goldenberg et Moritz.
Le gendarme se creusait la tête pour trouver une solution. S’il annonçait à la gendarmerie que Moritz n’était p as juif et qu’il ne pouvait pas inscrire sa maison sur la liste de réquisition, une enquête serait sûrement ordonnée pour établir les causes d’arrestation de Iohann Moritz. Le chef de poste ne voulait pas d’enquête. Il préférait s’en dispenser : Suzanna pouvait déposer contre lui. Il fallait trouver un autre moyen. Le chef de poste demanda conseil à Goldenberg.
– Si Suzanna divorce, elle a le droit de garder la maison. Il n’est indiqué nulle part qu’elle soit juive. En tout cas, en ville, tous les juifs qui avaient épousé des chrétiennes ont agi ainsi.
Le gendarme se dit que Suzanna ne voudrait jamais divorcer. Elle savait bien que Moritz n’était pas juif et tout cela finirait par déclencher un scandale. Surtout s’il lui venait à l’idée de prendre un avocat. Une enquête serait aussitôt ordonnée.
– Le divorce s’obtient facilement, dit le vieux Goldenberg. Il suffit que la femme déclare par écrit, vouloir quitter son mari pour des " motifs d’ordre ethnique ". Dès que la demande est présentée, le divorce est accordé. Il n’y a même pas d’audience. Tout se résout par voie administrative. Ce sont les nouvelles lois.
38
Le gendarme écrivit lui-même la demande de divorce, comme venant de Suzanna, puis il alla chez elle pour la lui faire signer.
– Ton mari est dans un camp de juifs, dit le gendarme. Et maintenant j’ai reçu ordre de réquisitionner votre maison. Dans les actes il est écrit que ton mari est juif. Moi je sais bien qu’il ne l’est pas. Mais son nom lui porte malheur. Pourquoi diable s’appelle-t-il Moritz ?
Suzanna l’écoutait, le menton appuyé contre la porte. Elle le regardait fixement et tout d’un coup des larmes se mirent à couler de ses yeux grands ouverts.
– Tu m’as pris mon homme, dit-elle. Et maintenant tu veux prendre ma maison. Je te tuerai plutôt, tout gendarme que tu es ! Mais tu n’auras pas ma maison !
Suzanna se pencha, prit une grosse pierre et la lança par-dessus la porte. Le gendarme se jeta de côté.
– Je ne veux pas prendre ta maison, dit-il. Je t’ai justement apporté ce papier à signer pour que tu puisses garder la maison.
Et il tendit à Suzanna la demande de divorce et le stylo. Elle la prit mais ne put la lire. Ses yeux étaient encore tout pleins de larmes.
– Qu’est-ce qu’il y a d’écrit ici ?
– C’est une demande de divorce, dit le gendarme. C’est une simple formalité pour que tu puisses garder la maison.
– Tu veux me faire divorcer, cria-t-elle.
Telle une tigresse elle aurait voulu le mettre en morceaux. Il lui prit une main
Weitere Kostenlose Bücher