La 25ème Heure
baraque en bois qui servait d’infirmerie. Les fenêtres étaient garnies de barbelé. Il y était depuis quatre semaines, es poumons étaient pris. Tout son corps brûlait comme une flamme et il se sentait fondre. Il ne rêvait qu’à l’usine de boutons et il avait envie d’y retourner. Il demeurait ainsi, les yeux fermés, toute la journée. Aujourd’hui, autour de lui, il y avait du bruit. " Ce doit être les docteurs qui viennent faire leur tournée de visites ", se dit-il. Il sentit tout à coup un parfum de peau fraîchement lavée qu’il n’avait plus respiré depuis longtemps, mais qu’il connaissait bien et il ouvrit les yeux en souriant. Une femme en uniforme militaire se tenait près de son lit. Elle était jeune et blonde. Son corps sentait le savon et l’air frais. Elle le regardait durement, mais il continuait à sourire. Deux gendarmes et les docteurs de l’infirmerie l’entouraient. L’un des docteurs demanda pendant qu’elle le regardait :
– C’est lui ?
La femme lisait la feuille médicale du lit de Moritz, en lui jetant des regards soupçonneux. Tout le monde en Allemagne gardait le même soupçon dans les yeux.
– Hongrois ? demanda-t-elle. Avec les Italiens ce sont les plus dangereux !
Les mains de la femme attrapèrent le bout de la couverture et l’écartant, découvrirent sa poitrine. Ensuite elle dit :
– Ce n’est pas lui ! L’autre avait du poil sur la poitrine !
Elle s’éloigna, s’arrêtant devant les autres lits, regardant tous les visages, et découvrant quelques malades. Elle n’avait pas trouvé celui qu’elle cherchait. Les gendarmes la suivaient.
Cette odeur, qui n’était pas composée seulement d’eau, de savon et de parfum, persista dans la pièce après son départ. Moritz se souvint que le parfum de la peau de Suzanna et de Iulisca était le même.
Un docteur dit :
– L’un de vos camarades a fait l’amour avec une Allemande, la nuit dernière. La femme qui vient de sortir les a surpris. La fille a été arrêtée. Mais lui a pu prendre la fuite. C’était un homme brun, à la poitrine poilue. La fille n’a pas voulu donner son nom. Mais ils le trouveront bien et il en aura pour cinq ans de prison, le pauvre !
Le docteur était Hollandais. Il regardait par la fenêtre.
– Ils l’ont attrapé ! dit-il.
Moritz se souleva sur son séant. Sous la fenêtre passait un Serbe, poings liés. C’était un bel homme aux cheveux noirs. Il marchait entre deux gendarmes. Moritz le connaissait. Il travaillait à la fabrique de cordes et c’était un garçon très gai. La demoiselle en uniforme le suivait.
– Je vous l’avais bien dit que je finirais par l’avoir, dit-elle.
79
Lorsqu’il se trouvait à côté de Joseph, Moritz n’avait pas peur. C’était la seule personne à côté de laquelle il n’eût pas peur. Ces derniers temps, tout lui faisait peur.
À l’usine, il était terrifié à l’idée de laisser tomber la caisse ou de la prendre trop tard sur le rail. Il avait peur de regarder une Allemande. Il avait peur d’apprendre par hasard un secret concernant les boutons. Il avait peur de tous les Allemands. Mais pas seulement des hommes allemands, mais aussi, et surtout de la terre allemande, des paroles allemandes, de l’air qu’il respirait, car celui-là aussi était allemand. En Roumanie, Iohann Moritz avait été enfermé, affamé, battu. Mais il n’avait pas eu peur. Il n’avait même pas eu peur des Hongrois qui lui avaient lacéré la peau, lambeau par lambeau. C’étaient des êtres humains. Iorgu Iordan, lui aussi, était un être humain et Moritz n’avait pas eu peur de lui.
Moritz n’avait jamais tremblé devant les hommes, car il savait qu’ils étaient bons et méchants en même temps. Les uns étaient plutôt bons, les autres plutôt méchants. Mais tous étaient l’un et l’autre à la fois.
En Roumanie, l’adjudant lui avait offert une cigarette après lui avoir enlevé deux dents d’un coup de poing. En Hongrie, les gendarmes lui avaient donné de l’eau et du tabac après lui avoir brûlé la plante des pieds au fer rouge.
En Allemagne, il n’avait jamais été battu. Chaque jour il recevait le quart d’un pain, du café chaud et de la soupe. Le travail était plus facile ici qu’au canal en Roumanie ou qu’aux fortifications en Hongrie. Mais il ne pouvait pas vivre en Allemagne. Moritz était certain que les Allemands allaient lui couper la
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