La 25ème Heure
tête. Il se rendait bien compte qu’il était bête de croire cela. Mais il sentait qu’il s’en irait un jour menottes aux mains même s’il n’était coupable de rien. Ils l’enverront en prison même s’il n’apprenait pas le secret des boutons. Les hommes d’ici étaient mauvais comme les machines. Et après tout peut-être que les machines n’étaient pas mauvaises. Peut-être que les Allemands n’étaient pas méchants. Mais Moritz ne pouvait pas vivre auprès des machines. Il se desséchait. Et il en avait peur. Il avait peur de toutes les machines et des hommes qui leur ressemblaient. Il se sentait tout seul parmi eux et parmi les machines. Il avait envie de crier, tellement il se sentait seul. Et c’est pourquoi il avait tant d’affection pour le Français.
Joseph vint le trouver.
– Salve Sclave ! dit-il.
– Salve Sclave ! répondit-il en souriant.
Joseph aimait qu’on réponde à son salut par cette formule.
– Nous sommes tous des esclaves, dit Joseph. Et il est bon que nous nous le rappelions les uns aux autres, mille fois par jour pour ne pas l’oublier, fût-ce un seul instant. Si nous perdons de vue que nous sommes des esclaves, tout est perdu. La conscience doit demeurer éveillée.
C’était un dimanche après-midi. Iohann Moritz et Joseph restaient étendus sur l’herbe à l’ombre d’une baraque. Joseph racon tait à Moritz qu’il aimait une femme. Et Moritz savait qu’elle s’appelait Béatrice, qu’elle habitait Paris, qu’elle avait de grands yeux noirs et qu’elle pleurait chaque nuit parce que Joseph était prisonnier. Le Français lui en avait tant et tant raconté que Moritz était certain, si jamais il rencontrait un jour Béatrice, de la reconnaître entre mille. Moritz croyait même à certains moments l’entendre parler. Sa voix ressemblait à une chanson. Moritz sentait Béatrice comme une présence entre lui et Joseph. Et c’est pourquoi lorsqu’il se trouvait à côté de ce dernier, il avait l’impression qu’ils étaient trois à causer là ensemble. Et il s’étonnait même que Béatrice ne se mêle pas à la conversation et ne réponde pas…
8o
– Tout le monde dans les baraques ! ordonna le commandant du camp par le haut-parleur.
– De nouveau une perquisition, dit Moritz en se mettant debout.
Joseph le suivit en disant : – Qu’est-ce qu’ils nous veulent encore !
Le Français était mécontent. Il n’aimait pas rester dans les baraques le dimanche après-midi.
Les ouvriers quittèrent la cour par petits groupes. C’était un jour de soleil et il faisait chaud.
Moritz et Joseph se mirent à la fenêtre et regardèrent ce qui se passait dans la cour à travers le grillage de barbelé.
– C’était donc vrai ! dit Moritz.
Trois camions militaires étaient entrés dans la cour et s’étaient arrêtés sous leurs fenêtres.
Ces derniers temps le bruit courait que des femmes allaient être amenées au camp. Dans d’autres camps cela s’était vu. Les prisonniers ne l’avaient pas cru. Et maintenant les femmes étaient là. Des femmes pour eux.
Les trois camions contenaient des femmes. Des brunes, des blondes et des rousses.
– Tu vois bien que c’était vrai ! dit Iohann Moritz. Il n’osait pas le croire encore, même en le voyant de ses propres yeux. Mais les femmes étaient là. Moritz les regardait. Elles étaient toutes fardées, poudrées et portaient des robes légères. Elles jetaient des regards aux fenêtres où s’étaient entassés les prisonniers. Et elles riaient. Ensuite, elles commencèrent à descendre des camions. Quand elles sautaient hors des camions, le vent soulevait leurs jupes. Moritz voyait leurs combinaisons, leurs pantalons, de toutes couleurs, fins comme des feuilles de cigarettes et le haut de leurs cuisses. Derrière le dos de Moritz, les prisonniers riaient. Lui, n’en croyait pas ses yeux. Il n’arrivait pas à rire.
– Les femmes ne doivent pas quitter les camions ! ordonna le commandant du camp. Personne n’a donné l’ordre de descendre !
La voix du haut-parleur s’était faite dure et autoritaire. Personne ne pouvait voir le commandant du camp. Il parlait de son bureau. Les femmes rebroussèrent chemin. Elles remontèrent toutes dans les camions aussi vite qu’elles en étaient descendues, s’entassant les unes sur les autres. Elles avaient peur d’être punies parce qu’elles étaient descendues sans attendre
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