La 25ème Heure
certain temps il se rendit compte qu’il était en train de se demander ce que pouvait faire l’armée allemande d’une telle quantité de boutons. Tous les soldats et tous les officiers allemands qu’il avait aperçus avaient déjà des boutons à leurs uniformes et à leurs manteaux. Les boutons qu’on fabriquait maintenant étaient donc destinés à garnir des uniformes neufs.
Iohann Moritz regarda la multitude de caisses qui s’écoulaient les unes à la suite des autres comme un fleuve tranquille et se dit : " Elles doivent contenir des millions de boutons. Il y a là de quoi en mettre sur tous les uniformes de l’armée allemande. Peut-être les Allemands ont-ils donné l’ordre que tous les soldats aient des uniformes neufs et c’est pourquoi ils fabriquent tellement de boutons. "
Iohann Moritz se demanda si ces uniformes neufs n’étaient pas destinés à ceux qui défileront à la fin de la guerre, dans la grande rue de la ville, drapeaux en tête, aux sons d’une fanfare militaire. Tous les soldats auront des boutons dorés, brillants comme le soleil.
Iohann Moritz se prit à sourire. Il se voyait déjà dans la foule assistant à la parade, tout fier de savoir que les boutons de tous les officiers et de tous les soldats, et même les boutons des généraux étaient passés par ses mains à lui. " Ceux que j’ai maintenant entre les mains seront cousus sur l’uniforme d’un général. Et tous les manteaux et tous les uniformes du général seront ornés de boutons qu’on sortira exprès de cette caisse-ci. Peut-être aura-t-on besoin de toute la caisse pour lui tout seul. "
Iohann Moritz s’était laissé aller à ses pensées et avait oublié de soulever la caisse qui se trouvait devant lui. Elle sortit des rails et tomba par terre, avec fracas. Moritz se précipita pour la prendre. À ce moment même, d’autres caisses arrivèrent à la place de la précédente. La seconde fut, elle aussi, jetée hors du rail et fit encore plus de bruit. Elle tomba sur le ciment. Moritz essaya de la soulever. Il était arrivé à prendre la première caisse sous le bras. Il reçut la troisième caisse dans le dos. Il laissa tomber les deux autres. Il était brusquement pris de panique. Une panique comme il n’en avait jamais connu jusqu’alors. Une quatrième caisse était tombée. Puis une cinquième.
Moritz reprit sa place sur l’estrade. Il laissa les caisses qui étaient tombées et commença à poser sur le chariot celles qui continuaient à arriver. Il regarda un moment la machine, comme s’il voulait l’implorer, convaincre la chaîne de s’arrêter jusqu’à ce qu’il eût ramassé les autres caisses. Mais les caisses arrivaient régulièrement, à la file. Moritz jeta un regard craintif tout autour. Il avait peur d’être puni. Mais personne ne vint rien lui dire.
À midi la machine s’immobilisa. Jusqu’à cet instant il avait tremblé tout le temps de peur d’être pris en faute. Il descendit de l’estrade, releva les caisses et les posa sur le chariot. Maintenant il était content, car personne ne saurait jamais rien de la faute qu’il avait commise.
Mais le chariot, qui partait automatiquement, s’était arrêté lui aussi, en même temps que toute l’installation et demeurait immobile sur le rail, avec sa charge de cinq caisses.
Iohann Moritz pensa un instant à le pousser avec la main. Mais le chariot était bloqué. Il ne démarrait qu’automatiquement.
Moritz voulut prendre les caisses dans ses bras et les transporter à l’entrepôt. Mais il ne pouvait passer à travers la porte du mur, faite à la taille du chariot.
Il demeurait avec ses deux caisses sur les bras, ne sachant qu’en faire. Une voix résonna derrière lui. Moritz remit craintivement les caisses dans le chariot et se retourna.
Derrière la petite fenêtre à barreaux, le visage aux traits osseux et aux yeux noirs avait réapparu. Le jeune homme qui l’avait appelé le matin même le regardait amicalement. Il dit pour la deuxième fois :
– Salve Sclave !
Moritz oublia sur-le-champ les caisses et la faute qu’il venait de commettre et lui sourit en retour :
– Ce n’est pas comme ça que je m’appelle !… Je m’appelle Ianos Moritz ! Tu dois me prendre pour un autre.
Les lèvres du jeune homme s’écartèrent largement, laissant voir les dents très blanches. Il riait de bon cœur. Puis il disparut de la fenêtre, en criant une dernière fois :
– Salve
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