La Bataille
pièces. Des boulets
continuaient à siffler et à ravager la Garde.
— Serrez les rangs !
Irrité de ne pouvoir encercler, l’Archiduc fit intensifier
les tirs. En carré sous la mitraille, les tambours battaient, à côté des
grenadiers immobiles qui présentaient les armes. Des dizaines d’entre eux
avaient déjà basculé dans les blés et les autres serraient les rangs. Dorsenne
finit par trouver sa muraille humaine trop clairsemée, alors il ramena ses
hommes sur une seule ligne face à l’ennemi. Un incident faillit perturber ce
manège héroïque destiné à impressionner les Autrichiens. Des chasseurs à pied
et des fusiliers, tout à l’heure commandés par Lannes, se débandaient dans la
plaine devant l’infanterie de Rosenberg. Ils couraient en soutenant leurs blessés ;
beaucoup avaient perdu leurs sacs pour fuir plus vite. Comme ils parvenaient au
rempart de la Garde, ces réchappés s’interposaient entre les grenadiers et les
batteries qui les tuaient, alors des grognards les agrippèrent au col ou par la
manche pour les jeter derrière eux. Rassurés de cette protection, certains
tombèrent à genoux et d’autres, fous de terreur, se roulèrent en bavant comme
des épileptiques en crise. Averti de cette déroute de plusieurs bataillons,
avec deux capitaines de sa suite, Bessières se précipita pour reformer ceux qui
avaient conservé leurs fusils :
— Où sont vos officiers ?
— Dans la plaine, morts !
— Allons ensemble chercher leurs corps ! Chargez
vos armes ! Formez les rangs !
— Serrez les rangs ! continuait à ordonner Dorsenne
à cent mètres de là.
Un grenadier qui avait un éclat dans le mollet se traîna à
l’écart ; en tombant il avait empoigné des pièces que le porte-aigle, son
ancien voisin de ligne, cachait dans l’entortillement de sa cravate blanche. Il
ouvrit la main en sournois, considéra son trésor de près et gronda qu’il ne
valait plus rien. En effet, le 1 er janvier 1809, l’Empereur
avait fait effacer des monnaies la devise qui figurait encore sur ces pièces
ramassées : Unité, Indivisibilité de la République.
Le soir tomba tôt sur une bataille sans vainqueur. Napoléon
et les officiers de sa Maison quittèrent la tuilerie en cortège pour la tente
impériale dressée la veille sur les gazons de l’île. Ils avançaient au pas sur
une voie encombrée de caissons vides, de pièces d’artillerie démontées, de
chevaux solitaires et affolés, de lentes colonnes de blessés que guidaient les
ambulanciers. À la butée du petit pont, l’Empereur blêmit. Il avait d’abord vu
un major des cuirassiers qui pleurait en silence. Il avait ensuite reconnu le
docteur Yvan, puis Larrey, penchés vers un patient qu’on installait sur un lit
de branches de chêne et de manteaux. C’était Lannes, dont Marbot maintenait la
tête à demi levée. Il avait un visage livide, déformé par la douleur, et suait
à grosses gouttes. Un linge rouge serrait sa cuisse gauche. L’Empereur demanda
qu’on le descende de cheval et fut auprès du maréchal en peu d’enjambées. Il
s’accroupit à son chevet :
— Lannes, mon ami, tu me reconnais ?
Le maréchal ouvrit les yeux mais resta muet.
— Il est très affaibli, Sire, murmura Larrey.
— Mais il me reconnaît, hein ?
— Oui je te reconnais, chuchota le maréchal, mais dans
une heure tu auras perdu ton meilleur soutien…
— Stupidità ! Tu nous seras conservé.
N’est-ce pas, Messieurs ?
— Oui Sire, dit Larrey avec onction.
— Puisque Votre Majesté le veut, ajouta Yvan.
— Tu les entends ?
— Je les entends…
— À Vienne, dit Napoléon, un médecin a fabriqué une
jambe artificielle pour un général autrichien…
— Mesler, dit Yvan.
— C’est ça, Bessler, et il te fera une jambe, et la
semaine prochaine nous irons à la chasse !
L’Empereur prit le maréchal dans ses bras. Celui-ci lui
confia a l’oreille, de manière que personne d’autre ne puisse entendre :
— Arrête cette guerre au plus vite, c’est le vœu
général. N’écoute pas ton entourage. Ils te flattent, ils se courbent mais ils
ne t’aiment pas. Ils te trahiront. D’ailleurs ils te trahissent déjà en te
voilant toujours la vérité…
Le docteur Yvan intervint :
— Sire, Son Excellence Monsieur le duc de Montebello est
à bout, il doit épargner ses forces, il ne doit pas trop parler.
L’Empereur se releva, fronça les sourcils, resta un
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