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La Bataille

La Bataille

Titel: La Bataille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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instant
debout à contempler le corps du maréchal Lannes. Son gilet était taché de sang.
Il se tourna vers Caulaincourt :
    — Passons sur l’île.
    — Le petit pont n’est guère praticable, Sire.
    —  Su presto, sbrigatevi  ! Vite !
Dépêchez-vous ! Imaginez une solution !
    L’Empereur ne pouvait emprunter sans inconvénients un petit
pont que les charpentiers consolidaient, gênés dans leurs travaux par le flux
incessant des mutilés. Ces malheureux tremblaient de fièvre et de fureur, ils
se bousculaient, se marchaient dessus, se poussaient, se retenaient aux
cordages et aux amarres qui cassaient parfois, se chamaillaient,
s’insultaient ; on en voyait qui plongeaient dans les vagues, ou
s’engageaient sans hésiter avec leurs chevaux dans le tumulte des eaux.
Caulaincourt fit libérer l’un des pontons, s’assura qu’il était étanche et
solide, choisit dix rameurs parmi les marins du génie les plus robustes, et l’Empereur,
dans le crépuscule, debout au milieu de cette embarcation à la dérive, échoua
sur la Lobau deux cents mètres plus en aval.
    Il traversa à pied des taillis et des bandes de sable où se
tassaient des milliers de moribonds, et ceux-ci tendaient les bras vers lui
comme s’il avait le pouvoir de guérir, mais l’Empereur fixait son regard droit
devant et ses officiers le protégeaient en l’entourant. Il arriva à sa tente,
un grand pavillon de coutil rayé bleu ciel et blanc. Constant l’y attendait, il
l’aida à ôter sa redingote et sa veste verte. Tout en changeant son gilet de
Casimir taché du sang de Lannes, l’Empereur grogna entre ses dents :
    — Écrivez !
    Le secrétaire, installé dans l’antichambre sur un coussin,
trempa sa plume dans l’encrier.
    — Le maréchal Lannes. Ses dernières paroles. Il m’a
dit : « Je désire vivre si je peux vous servir… »
    — Vous servir, répétait le secrétaire qui griffonnait
sur son écritoire portative.
    — Ajoutez : « Ainsi que notre France »…
    — J’ajoute.
    — « Mais je crois qu’avant une heure vous aurez
perdu celui qui fut votre meilleur ami… »
    Et Napoléon renifla. Il se tut. Le secrétaire restait la
plume en l’air.
    — Berthier !
    — Il n’est pas encore sur l’île, dit un aide de camp à
l’entrée de la tente.
    — Et Masséna ? Il est mort ?
    — Je n’en sais rien, Sire.
    — Non, Masséna, ce n’est pas le genre. Qu’il vienne
tout de suite !

 
CHAPITRE VI
Seconde nuit
    C’était une nuit sans lune. Les derniers incendies
baignaient la rive gauche dans une lueur pâle et rougeâtre qui déformait le
paysage. Le vent s’était levé, froissait les feuillages des ormes, secouait les
buissons, poussait des nuages noirs et lourds de pluie. Sur la berge
sablonneuse de la Lobau, entre des touffes de roseaux penchés, l’Empereur
marchait avec Masséna. Le maréchal avait relevé le col de son long manteau gris
et il avait mis les mains dans ses poches ; avec ses cheveux courts qui
voletaient comme des plumes à ses tempes, il ressemblait de profil à un
vautour. Malgré le fracas du fleuve, les deux hommes percevaient comme un écho
la rumeur assourdie de la plaine, le grincement des roues, les appels, les
bruits de galoches et de sabots qui frappaient le bois du petit pont tout
proche. Napoléon parlait d’une voix morte :
    — Tout le monde me ment.
    — Ne joue pas ta comédie avec moi, nous sommes seuls.
    Ils se tutoyaient comme au temps des expéditions italiennes
du Directoire.
    — Personne n’ose jamais me dire la vérité, se désolait
l’Empereur.
    — Faux ! répondait Masséna. Nous sommes
quelques-uns à pouvoir te parler en tête à tête. Que tu nous écoutes, ça, c’est
une autre histoire !
    — Quelques-uns. Augereau, toi…
    — Le duc de Montebello.
    — Jean, bien sûr. Je n’ai jamais réussi à l’effrayer.
Une nuit, avant je ne sais quel combat, il bouscule la sentinelle, arrive sous
ma tente, me sort du lit pour me crier dans les oreilles : « Est-ce
que tu te fous de moi ? » Il discutait mes ordres.
    — Arrête d’en parler à l’imparfait, il n’est pas mort,
pas encore, et tu l’enterres.
    — Il est au plus mal, Larrey me l’a avoué.
    — Une jambe en moins, on n’en meurt pas. J’ai bien eu
un œil crevé à cause de toi, est-ce que ça m’a diminué ?
    L’Empereur fit semblant de ne pas avoir entendu l’allusion à
cette partie de chasse où il avait éborgné

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