La Bataillon de la Croix-Rousse
à fond.
À Étienne :
– Mon cher enfant, ton père a commis une faute, je dirai même un crime qui mériterait d’être sévèrement puni. Si la Vente suprême apprenait que ton père a refusé une avance, l’ayant dans ses coffres, il serait sévèrement frappé. Toi seul peux le sauver du châtiment.
– Que faut-il faire, monsieur l’abbé ?
– Je confisque les quarante mille livres, je te les donne et tu les emploieras à solder dans la compagnie ceux qui ne seraient pas riches. Et puis, tu feras faire bombance à tes hommes. Je veux que l’on s’amuse ! Tiens ton monde en gaieté, avec une pointe de vin. Abuse des caves de ton père, ferme les yeux sur les fantaisies de ceux qui amèneront ici leurs maîtresses : il vaut mieux que ces créatures viennent voir leurs amants que si ceux-ci désertaient leur poste.
– Comment, s’écria M. Leroyer, voilà les conseils que vous donnez à mon fils. Je prends Dieu à témoin…
– Monsieur, dit l’abbé, je doute que les fredaines d’une troupe de soldats en liesse approchent même de loin les orgies de certaine maison borgne de la rue Poivre.
Regardant son homme bien en face, l’abbé lui dit :
– Et cependant, vous serrez la main à des gens qui fréquentent ce bouge.
Continuant à fixer M. Leroyer entre les deux yeux, l’abbé ajouta :
– Vous me comprenez, n’est-ce pas ?
M. Leroyer baissa la tête, pendant qu’Étienne chantonnait entre ses dents :
– Ah ! si maman savait ça ! Tra la la !
Justement M me Leroyer entra dans le salon en costume de voyage. M me Leroyer arrivait juste pour entendre l’abbé dire à son fils :
– Au revoir, mon cher Étienne. Je me risquerai peut-être jusqu’ici sous un déguisement quelconque car je veux être un peu scandalisé, tu me comprends ? Pas de rigueur inutile, dangereuse même. Que l’on s’amuse, surtout que l’on s’amuse. Dieu te pardonnera les peccadilles de tes hommes, mon cher enfant, en faveur des intentions, et l’Église t’accordera indulgences et absolution, en raison des services rendus.
Il aperçut M me Leroyer, prit congé d’elle, salua sèchement M. Leroyer et sortit sans trop rien craindre des Jacobins, car il était parfaitement déguisé en bon petit rentier lyonnais, et il avait très bien su s’en donner l’air dans la rue.
L’abbé dehors, M me Leroyer dit à son mari qui levait les bras au ciel et qui protestait à la muette :
– Monsieur, recevez, je vous prie, les adieux de votre fils, et allez veiller à ce que Jean n’oublie rien : aussitôt la berline chargée et prête à partir, faites-moi prévenir.
M. Leroyer « reçut les adieux » d’Étienne sans qu’il y eût grande effusion de tendresse, ni d’une part ni d’une autre, et il s’en alla en maugréant. Resté seul avec sa mère, Étienne, très ému, l’embrassa, les larmes aux yeux. Elle essuya les pleurs de son fils avec son mouchoir de dentelle et lui dit :
– Mon cher Étienne, par moi, car les fils tiennent toujours de leur mère, tu es un gentilhomme, soldat de naissance, et la guerre est ta carrière. Tous les d’Étioles ont été militaires, et j’ai vu mon grand-père et mon père partir pour la frontière sans que ma mère s’en émut.
Évidemment, elle avait aussi, elle, des larmes prêtes à éclore, mais elle les contenait.
– Si ton père, reprit-elle, était noble, je lui laisserais le soin de te parler ainsi mais, à son défaut, c’est à moi que revient cette tâche. Je pars et tu restes ici pour servir le roi ! Sois brave, sois chevaleresque, sois digne du nom d’Étioles que tu porteras bientôt, et songe que, plus tard, malgré la tache dont mon mariage avec un bourgeois comme ton père, barrera tes armoiries, il faut que les d’Étioles morts et les d’Étioles vivants n’aient pas à rougir de toi.
– Ma mère, dit Étienne qui se hissait volontiers à une certaine hauteur, quand on lui faisait la courte échelle, je n’ai pas peur de mourir, et si je vis, je veux vivre d’Étioles et l’avoir mérité.
– Ah ! bien, mon enfant, voilà un cri du cœur que j’attendais de toi.
Elle l’embrassa avec une tendresse passionnée. L’orgueil donnait plus d’essor à son affection maternelle que la tendresse. Elle lui prit les deux mains, couvrit son front de baisers et lui dit :
– Si tu savais ce que j’ai souffert. Un gentilhomme qui se mésallie,
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