La Bataillon de la Croix-Rousse
d’homme à homme, n’est-ce pas ?
Étienne s’arrêta interloqué : ce n’était point là le ton qu’il voulait donner à la conversation.
La baronne s’en aperçut.
Elle lui fit signe de s’asseoir et prit une chaise en face de lui.
– Voulez-vous, à la veille de jouer notre tête à tous deux, que nous causions franchement ? demanda-t-elle.
– Mais oui ! dit-il.
– Bien franchement ?
– Eh ! à cœur ouvert ! fit-il sincèrement. Moi, je suis une nature loyale et très franche.
– Mon cher Étienne, je vous ai jugé ainsi.
Et elle lui tendit la main.
C’était une étrange petite femme qui allait par quatre chemins en politique et par un seul en amour.
Elle lui dit donc en souriant :
– Vous seriez très disposé à m’aimer, mon cher : je devine ça.
– Ce n’est pas malin ! dit en riant Étienne, employant cette locution vulgaire pour envelopper un compliment loyal.
– Savez-vous ce que vous aimez en moi, monsieur le lieutenant ? demanda-t-elle.
– Oui.
– Non.
– Si.
– Allons donc ! Vous aimez la baronne, bien plus que la femme ; vous aimez surtout l’aventurière.
Redevenant sérieuse :
– Voilà le danger ! Vous croyez aimer Jeanne de Quercy, vous vous trompez vous avez été séduit par cette vanité d’avoir une maîtresse portant un beau nom, d’être l’amant d’une femme qui tient entre ses mains le sort de la France.
Avec le sourire d’une femme sûre de son fait, elle conclut :
– Voilà ce qui vous tente.
– Non ! dit-il.
– Étienne, fit-elle d’un ton attristé, je vous croyais loyal et vous me mentez ; vous vous mentez à vous-même.
– Sincèrement, non ! protesta-t-il.
– Mon Dieu, je veux bien admettre que vous m’aimeriez pour moi-même… au besoin… Eh, mon cher, après tout, je suis une jolie femme.
– Très jolie.
– Soit, mettons très jolie ! Mais si vous avez du goût pour moi, vous n’avez pas de passion.
– Une passion folle, au contraire, s’écria-t-il.
– Illusion, mon cher. La passion, vous n’êtes pas assez vieux pour l’avoir oubliée, pas assez jeune pour ne l’avoir point pressentie, si vous ne l’avez pas éprouvée ; et vous sentez bien que votre sentiment pour moi, ce n’est pas la passion vraie : mon cher Étienne, vous m’adorez, – vous voyez que je vous fais des concessions énormes – mais vous ne m’aimez point.
Et, rompant la conversation, ayant tout résumé par ce mot, jugeant inutile d’ajouter une syllabe, elle lui dit :
– Je ne veux pas être votre maîtresse.
Il fit piteuse mine.
– Je veux, reprit-elle, être à la fois votre amie et votre camarade, amie dévouée et camarade affectueuse.
Lui tendant la main :
– Mon cher, c’est peut-être et même c’est sûrement le meilleur lot : les amours, cela ne dure pas.
Le regardant :
– Vous protestez ?
Il voulut risquer une banalité.
Elle haussa les épaules.
– Ça ne dure pas, fit-elle avec une insistance railleuse.
Et avec une mimique charmante :
– J’en sais bien quelque chose, je suppose, fit-elle.
Devant ces aveux, ces manières, cette franchise entraînante, Étienne s’avoua vaincu et n’osa plus contredire.
– Mon cher Étienne, fit-elle, ce que nous nous amuserons ici, bons lurons tous deux, vous ne l’imaginez pas ! Ce que nous finirions, amant et maîtresse, par nous ennuyer, vous pouvez vous le figurer, car vous avez déjà subi les jalousies ou l’indifférence d’une femme.
Puis, enlevant la conviction d’Étienne à la pointe d’un sourire :
– Allez vite à cette compagnie qu’il faut installer ici et à cet uniforme dont j’ai besoin.
Elle s’était levée.
– N’oubliez pas le fifre, dit-elle.
– Le fifre ?
– Sans doute.
Avec un regard caressant qui l’enivra :
– Pour être près de vous, il faut bien être quelque chose dans la compagnie ; fifres et tambours ont des privilèges. Je serai le fifre et… le brosseur du lieutenant.
Avec un sourire qui lui parut plein de promesses :
– Plaignez-vous.
Il voulut lui baiser la main.
– Allons donc ! fit-elle. Entre nous, soldats…
Elle lui serra les doigts de la façon la plus militaire.
– Vite, dit-elle. Allez parler à la compagnie.
Et elle le poussa dehors avec des gestes de gamin.
Pauvre Étienne !
Il était bien jeune pour comprendre une pareille femme
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