La Bataillon de la Croix-Rousse
prononça cette parole profonde, parole d’enfant :
– Hein ! tu es curieux de la voir cette petite baronne que tu as sauvée.
Et riant de bon cœur, il s’enfuit.
Pendant que Saint-Giles s’acheminait vers le cabaret du père Rateau, celui-ci recevait avec beaucoup d’égards un simple petit fifre.
Il est vrai de dire que le père Rateau qui affectait une neutralité politique absolue, était au fond un royaliste si dévoué qu’il s’était secrètement affilié aux Compagnons de Jéhu.
Il avait reçu un mot de la baronne, des ordres, des paquets.
Il savait ce qu’était et qui était le petit fifre.
Le bonnet à la main, il reçut la baronne déguisée en fifre et la conduisit dans une des pièces du restaurant.
C’était la salle de lingerie toute pleine d’armoires et de bahuts.
– Madame la baronne, dit-il, vous n’aurez qu’à vous installer ici. J’ai donné congé à la lingère.
Montrant une porte :
– Vous trouverez là un cabinet particulier avec une toilette que ma femme a fait préparer. On y a déposé tout ce que vous avez envoyé. Ce cabinet communique dans une allée parallèle à celle qui donne entrée dans cette salle.
– Voilà une disposition très favorable pour mes transformations ! dit la baronne en souriant.
Puis elle visita le cabinet en compagnie du père Rateau.
– Tout va bien ! dit-elle.
Mais elle demanda :
– Vous connaissez Saint-Giles ?
– Oui ! dit-il. Beau et bon garçon, malheureusement républicain.
– Vous êtes très fin, dit la baronne et vous avez de la bonhomie. Tâchez qu’il ne soupçonne rien, cher monsieur Rateau. Jouez le père noble !
– Fiez-vous à moi ! dit le père Rateau. J’aurai l’air aussi gauche qu’il le faudra.
Il reçut les dernières instructions de la baronne et la quitta pour retourner à ses fourneaux, en murmurant :
– Si c’est de la politique ça, c’est une politique qui ressemble absolument à de l’amour.
Mais Rateau était trop philosophe pour trouver mauvais qu’une jolie femme se privât d’un caprice.
Il approuvait plutôt qu’il ne blâmait Saint-Giles qui s’achemina vers le cabinet du père Rateau.
Le père Rateau, monarchiste au fond, qui criait : Vive le Roi ! avec les muscadins ; Vive la Gironde ! avec la bourgeoisie ; Vive Robespierre ! avec les Jacobins, le père Rateau, qui gravement songeait surtout à ses fourneaux, faisait bon accueil à tout le monde ; il tenait Saint-Giles pour un boute-en-train et pour un bon client.
Donc il était plein de déférence.
Saint-Giles, si travailleur dans son atelier, toujours à l’affût d’une idée, à la recherche d’une belle femme et s’acharnant sur ses études, Saint-Giles, quand il s’amusait, ne s’amusait pas à demi.
Il avait donc fait chez Rateau des charges ébouriffantes, qui lui avaient valu l’admiration du vieux cabaretier.
Celui-ci, qui serrait la main à quiconque venait chez lui, fût-il dur, avait cependant nuancé son accueil.
Saint-Giles remarqua que, ce jour-là, Rateau le traitait en prince.
– Eh ! dit-il, citoyen Rateau, tu me sembles bien cérémonieux. Qu’as-tu donc ? Est-ce que tu me prends pour un infant d’Espagne ?
– Citoyen, dit le père Rateau, tu as sauvé ma petite baronne ! nous aimons tous Marie, comme notre propre fille. Naturellement, nous éprouvons de la reconnaissance pour toi.
Puis, montrant un couloir et s’effaçant cérémonieusement :
– Passe, citoyen, dit-il.
– Morbleu, pensa Saint-Giles, je n’ai jamais vu le père Rateau s’incliner si bas.
Il s’engagea dans le couloir et le père Rateau put esquisser derrière Saint-Giles un fin sourire qui donna une expression de rouerie consommée à cette grasse physionomie pouparde que l’on n’eût jamais crue capable d’exprimer le scepticisme et la moquerie.
– Vois-tu, citoyen Saint-Giles, dit le père Rateau, cette petite fille-là n’est pas comme les autres ouvrières ; c’est une nature supérieure ; elle est étonnante comme instruction : elle lit, elle écrit, elle dessine, elle touche du clavecin, c’est l’organiste de la cathédrale qui lui a donné des leçons ; elle chante à ravir, elle est parfaite puisque à tous ses mérites elle joint la modestie.
– Un phénix, père Rateau.
– Oui, un phénix. Elle tourne toutes les têtes : le prince de Hesse, général en chef de l’armée du
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