La Bataillon de la Croix-Rousse
fit-il, les lèvres pincées.
La jalousie perçait très nettement cette fois.
– Oh ! dit-elle, à quoi pensez-vous ! Il est beaucoup trop jeune pour moi.
– C’est vrai ! se dit Saint-Giles.
– Et il serait ridicule comme mari. Je serais vieille quand il serait jeune encore.
– Je n’y avais pas réfléchi, fit Saint-Giles.
– Du reste, ajouta-t-elle, il me ressemble tellement que je le tiens pour être mon frère et cela me paraîtrait drôle, fût-il de mon âge, de songer à l’épouser.
– C’est donc comme frère qu’il vous intéresse ! Voilà pourquoi vous ne voulez pas qu’il parle !
– Oh ! s’il est assez fort, ce que je ne crois pas, pour aller défendre son pays, cela me paraît juste.
– Cependant vous sembliez être d’un autre avis, tout à l’heure.
– Non pour ce qui est d’aller se battre à la frontière, s’il le peut ! C’est un devoir pour tout Français, mais que vous fassiez de lui un républicain quand il a été élevé royaliste, voilà ce que je trouve mal !
– Mais, mademoiselle, il n’est pas défendu de chercher à convertir les gens à la cause que l’on a adoptée. C’est même un devoir.
– Avez-vous remarqué que mon cousin n’est qu’un enfant ?
– C’est vrai !
– Qu’il est mineur.
Saint-Giles secoua la tête : il se sentait dans son tort.
– Avez-vous songé, demanda-t-elle, qu’il deviendra le fléau de la maison s’il change d’opinion et qu’il tourmentera son père et sa mère ?
Saint-Giles trouvait de plus en plus qu’elle avait raison.
– Car, reprit-elle encore, vous ne le connaissez pas ! C’est un diable à quatre. Il prêchera père et mère toute la journée et leur fera mille tours pendables.
– Eh bien, mademoiselle, déclara Saint-Giles, réflexion faite, je n’entreprendrai pas de le conquérir à la République. D’autant moins que je songe qu’il voudrait vous amener, vous aussi, à la Révolution, et que je peux vous éviter ses importunités.
– Oh moi ! fit-elle, c’est différent.
– Vous êtes donc républicaine, vous, mademoiselle ?
– Moi, monsieur, je crois qu’une jeune fille intelligente et prudente doit avoir grand soin de ne se passionner ni en religion ni en politique.
Saint-Giles la regarda, surpris.
– Eh, sans doute, monsieur, fit-elle. Je suis une petite ouvrière et je me marierai sens doute très vraisemblablement à un ouvrier. J’ai cependant la prétention de le choisir susceptible de quelque délicatesse, bien de sa personne, intelligent et travailleur. Voilà beaucoup d’exigences déjà ; supposez que je trouve toutes ces qualités réunies dans un républicain, croyez-vous que je serais assez sotte, l’aimant, de le repousser ?
– Et si c’était un royaliste ? demanda Saint-Giles.
– Mais, répondit-elle, ce serait la même chose.
L’artiste était bien forcé d’admettre que la réciproque était vraie, comme on dit en mathématique et en philosophie ; cependant il semblait contrarié.
La baronne l’avait sans doute amené au point où elle voulait le voir, car elle lui demanda :
– Croyez-vous donc qu’une question politique puisse, mettons même, doive empêcher deux êtres faits l’un pour l’autre de s’aimer ?
– Cela dépend ! dit-il.
– Voulez-vous, demanda-t-elle, me permettre une supposition ?
– Supposez, mademoiselle…
– Oh ! une supposition possible, vraisemblable même.
– Quelle qu’elle soit, je vous écoute avec la plus grande attention.
– J’imagine qu’un jour, éprise de votre talent et de vos… de vos… avantages… une grande dame, très jolie, que vous aimeriez beaucoup aussi, une veuve libre, vous offrît sa main ?
– Si je l’aimais, je l’épouserais… dit Saint-Giles, que ce marivaudage intéressait.
– Mais si, par position, par conviction, par naissance, par son passé, si elle était obligée de rester royaliste, l’épouseriez-vous quand même ?
– Non, répondit fièrement Saint-Giles sans hésiter.
La baronne tressaillit.
Saint-Giles reprit :
– Non seulement je n’en voudrais pas pour ma femme, mais pas même pour ma maîtresse ; je vous demande pardon de cette distinction ; mais vous avez posé une question, j’y réponds.
– Oh ! dit-elle. Je ne suis pas une petite prude que le mot maîtresse effarouche.
– Et vous avez raison, dit-il.
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