La belle époque
nouveau intimidé:
— Madame, je serais heureux de renouveler notre escapade. M'autorisez-vous à vous inviter une prochaine fois ? Je ne connais personne à Québec.
— Présentée comme cela, surtout avec ces derniers mots, votre demande devient beaucoup moins intéressante tout d'un coup... D'un autre côté, je m'en voudrais de vous abandonner, seul dans la petite ville.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, balbutia l'homme devenu cramoisi.
La jeune femme s'amusa un moment de son trouble, sans rien dire pour l'en tirer. A la fin, il bredouilla à voix basse :
— Vous me plaisez beaucoup, j'aimerais vous revoir. D'un autre côté, je connais votre statut, je ne voudrais pas vous placer dans une position délicate.
—Je serais heureuse de vous revoir. Quant à ma situation...
Elle s'arrêta, peu désireuse de commenter l'originalité de
son état matrimonial. Après un silence, elle reprit:
— Si vous souhaitiez m'inviter encore, j'en serais heureuse.
Quelques minutes plus tard, ils se serraient gauchement
la main devant la porte du restaurant.
Tout l'après-midi, Alfred Picard fit mauvaise figure aux clientes. A la fin, il se réfugia derrière son bureau, pour tenter de s'absorber dans son grand registre de comptes. Au moment de la fermeture, il descendit afin de saluer les vendeuses et verrouiller la porte derrière elles. Marie préféra crever l'abcès tout de suite, plutôt que d'endurer des jours durant une situation intenable.
— Si tu ne retrouves pas ton sourire habituel, le chiffre d'affaires va péricliter.
— Fais-tu cela pour te venger?
La colère perçait dans la voix de son mari. Elle fixa les yeux dans les siens, articula soigneusement :
— Voilà des mots plutôt étonnants. Si je voulais me venger, cela signifierait que tu as fait des gestes destinés à me faire du mal. Pourtant, je n'ai jamais pensé que tu t'absentais parfois jusqu'au milieu de la nuit pour me blesser. Ni quand je sens chez toi une excitation fébrile, qui dure quelques jours souvent, parce que tu as fait une rencontre qui te paraît prometteuse.
Elle continua de le dévisager de ses yeux sombres. La gamine terrorisée qu'il avait secourue, onze ou douze ans plus tôt, avait disparu pour faire place à une femme décidée, résolue à ne pas se laisser bousculer. Après un silence, elle continua d'un ton égal, maîtrisé :
— Chaque fois, j'ai pensé que tu voulais satisfaire une envie... irrépressible. Jamais je n'ai imaginé que tu souhaitais me peiner, car tu n'es pas un homme comme cela. Aussi, je ne comprends pas pourquoi tu parles de vengeance au moment où tu vois poindre un appétit chez moi.
L'homme se troubla, chercha ses mots un moment, puis demanda :
— Alors pourquoi ?
— Poses-tu cette question sérieusement ?
Devant son silence, elle se rapprocha tout près de lui pour chuchoter :
— Ne crois-tu pas que ce serait agréable pour moi de recevoir des fleurs d'un homme qui me désire ? Cela ne m'est jamais arrivé. Jusqu'ici, j'ai reçu des fleurs d'un homme qui, après s'être satisfait avec un autre homme, craint de voir ses mœurs dénoncées. Tes bouquets te servent d'alibis, n'est-ce pas?
Cette fois Alfred baissa les yeux, les joues brûlantes.
— Ce n'est pas juste pour cela, tu le sais.
— Cela se mêle certainement à un peu de culpabilité pour m'avoir délaissée un moment...
Après une pause, elle admit finalement :
— Et aussi à ton affection pour moi, aussi grande que celle que j'ai pour toi.
Alfred décrocha son regard du sien, marcha jusqu'à la vitrine pour contempler les passants sur le trottoir. Quand il se retourna, ce fut pour demander, mal à l'aise :
— Tu veux sentir le désir de quelqu'un pour toi ? Chez les femmes, ce n'est pas la même chose...
— Tous les jours, je t'entends mettre en doute les enseignements des membres du clergé, et de tous les autres moralisateurs, qui sévissent dans notre province. Assez curieusement, une seule de leurs nombreuses affirmations te semble incontestable : les hommes ont des désirs, des besoins même, et les femmes la simple envie d'être désirées. Ce n'est pas tout à fait exact. J'ai vingt-neuf ans, ma santé reste plutôt bonne, et mon appétit vaut sans doute le tien.
Depuis leur mariage, plus de onze ans plus tôt, jamais elle n'avait exprimé plus clairement sa frustration d'occuper seule le
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