La belle époque
lit conjugal. Son époux hésita avant de demander :
— Tu espères le revoir ?
Elle demeura songeuse un moment, comme si la question méritait une nouvelle réflexion. À la fin, elle le dévisagea avant de déclarer :
— Je ne le relancerai pas, ce serait inconvenant. Mais je serais heureuse de le revoir. Comme toujours, l'homme propose...
— ... et la femme dispose, compléta son époux. Tu as des enfants...
— De ta part, surtout après les événements de l'automne dernier, ces mots m'étonnent. Toi aussi, tu as des enfants, quand tu vas faire un tour du côté du YMCA ou du billard... ou de la taverne juste au coin de la rue Saint-Jean. Cet endroit est toujours plein d'étudiants, je le sais aussi bien que toi.
Cette fois, l'homme rougit franchement. Comme il l'avait réalisé en octobre dernier, elle savait tout, ses escapades ne recelaient aucun mystère. Il semblait si décontenancé que Marie jugea bon de préciser :
— Tes activités étaient déjà commentées par les employés du magasin Picard, il y a une douzaine d'années. Même ici, quand les clientes murmurent entre elles en rougissant, ce n'est pas toujours pour discuter de leurs dessous. Tu n'échappes pas aux rumeurs, même si tu es venu habiter la Haute-Ville.
— Ce n'est pas la même chose pour une femme. Leurs accrocs à la morale ne sont jamais pardonnés. Je constate, je ne juge pas.
En vérité, peut-être la femme adultère était-elle jugée plus durement qu'un père de famille qui cherchait son plaisir avec des personnes de son sexe. Dans ce domaine, l'intolérance de ses voisins se révélait profonde au point d'être insondable. Toutefois, la jeune femme n'entendait pas se donner en spectacle afin de mesurer ensuite l'ampleur de la réprobation populaire.
— Je peux être aussi discrète que toi, probablement plus. Si jamais il se passait quelque chose, sois certain que je cultiverais la plus grande prudence. Surtout, je ne poserais ensuite aucun bouquet de fleurs près de la caisse enregistreuse : c'est un peu trop ostentatoire.
Elle marcha lentement vers l'escalier, commença à monter, puis se retourna pour ajouter encore :
— Quant aux enfants, à moins que tu leur présentes le visage de déterré que tu affiches maintenant, je ne vois aucun motif d'inquiétude pour eux. Je monte pour les rejoindre. Va faire un tour, si tu ne peux pas retrouver ton humeur joviale à leur intention.
De justesse, Marie s'empêcha de lui recommander de prendre la direction du YMCA.
Chapitre 13
Pour une durée de quatre jours, Fernand Dupire assumerait charge d'âme en quelque sorte. A tout le moins, Elisabeth Picard lui confiait son fils avec une avalanche de recommandations, car pour la première fois, le grand garçon devait voyager sans la présence de ses parents. Pourtant, la plupart des jeunes gens de dix-huit ans occupaient déjà un emploi depuis quelques années, et certains quittaient le domicile familial pendant de longs mois afin de passer l'hiver au chantier. Au fond, toutes ces précautions tenaient plus à la fibre maternelle de la belle-mère qu'aux dangers réellement courus.
A la fin de l'après-midi, les deux camarades descendirent à la «gare-hôtel» Viger, à Montréal. Celle-ci, majestueuse, se dressait depuis quelques années au sud de la rue Notre-Dame, au coin de la rue Berri. Comme l'édifice jouait une double fonction, il présentait une envergure inhabituelle. Erigé d'après les plans de l'architecte Bruce Price, celui à qui l'on devait aussi le Château Frontenac, l'hôtel Viger ressemblait fort à l'icône symbolisant Québec, avec ses murs de brique rougeâtre et son toit de cuivre pointu.
Le temps de déposer leur petit bagage dans leur chambre, ils hélèrent un fiacre devant l'hôtel pour se faire conduire au Monument-National. Ce grand théâtre, construit au début des années 1890 par la société Saint-Jean-Baptiste, servait de véritable phare culturel pour les Canadiens français. Riche de plus de mille six cents sièges, il accueillait des musiciens, des orchestres, des troupes de théâtre ou d'opéra de grande renommée. L'endroit offrait aussi quelques salles de réunion. En conséquence, toutes les sociétés nationalistes en faisaient leur lieu habituel de rencontre.
Au moment de descendre de voiture dans la rue Saint-Laurent, un peu au sud de la rue Sainte-Catherine, Fernand paya le cocher alors qu'Édouard contemplait
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