La belle époque
présenter celui qui fera mordre la poussière au premier ministre Lomer Gouin. Vous savez que depuis des semaines notre chef fait campagne dans la circonscription de Saint-Hyacinthe. La semaine dernière, nous avons jugé bon de présenter aussi sa candidature dans Saint-Jacques.
— Pourquoi cette initiative? demanda Edouard à leur nouveau camarade.
— Sans doute simplement parce qu'Asselin déteste son ancien patron, commenta Dupré. Vous savez qu'il a été le secrétaire de Lomer Gouin, à l'époque où celui-ci était ministre de l'Agriculture et de la Colonisation.
— Oui, pendant deux ou trois ans.
Peut-être cette relation de travail avait-elle laissé de mauvais souvenirs. Plus vraisemblablement, Olivar Asselin voyait un avantage stratégique à amener son chef à se présenter dans deux circonscriptions. Non seulement le journaliste organisait les conférences d'Henri Bourassa depuis quelques années, mais il lui servait aussi d'organisateur politique.
— Gouin aussi n'a rien voulu laisser au hasard, remarqua Fernand Dupire. Il s'est porté candidat dans Portneuf.
— Où il sera vraisemblablement vainqueur, reconnut Dupré. Mais imaginez le coup de pied au cul du nain, s'il se fait battre dans Saint-Jacques !
La loi permettait à un candidat de se présenter dans plus d'une circonscription à la fois. Les chefs de parti qui se sentaient menacés utilisaient volontiers cet expédient. Que le premier ministre y ait eu recours apparaissait comme un aveu gênant de faiblesse.
Au moment de l'arrivée d'Henri Bourassa sur la scène, toute l'assistance se leva dans un tonnerre d'applaudissements. Elégant dans son costume de coupe anglaise, les cheveux coupés ras sur le crâne, une moustache et une barbe finement taillées, il incarnait de plus en plus les aspirations de la jeune génération de langue française de la province. En quelques mots, il résuma l'extraordinaire phénomène qui secouait alors la province de Québec :
— Si vous voulez jeter un regard sur les dix mois qui viennent de s'écouler, vous constaterez l'existence d'un mouvement d'opinion que je peux appeler anormal. Deux ou trois cents jeunes gens, appuyés par des hommes jeunes encore, n'ayant à leur disposition ni argent, ni journaux, ni places, ni patronage, mais ayant du sentiment, de la pensée et des principes, ont réussi à remuer la province, et à lui faire comprendre enfin que la Confédération repose sur deux axes: l'équilibre entre les deux peuples et celui entre le fédéral et le provincial.
Dans la grande salle, personne ne songea à se rasseoir. Chacune des phrases fut soulignée par une salve d'applaudissements. Il enchaîna sur la nécessité d'établir l'égalité entre les peuples, entres les langues, entre les religions au Canada, dans un pays si vaste qu'aucune population n'avait à marcher sur l'autre pour se faire une place et atteindre son plein développement. La fin de son discours lui permit d'attaquer durement son adversaire :
— Privé de tout talent d'orateur, de toute compétence administrative, de toute hauteur de vue, Lomer Gouin n'est rien. Cet homme peut seulement se parer du manteau de gloire de Wilfrid Laurier, qui l'a d'ailleurs placé à son poste de premier ministre. Avec son bilan médiocre, lui, le laquais, essaie d'usurper celui de son maître.
Dans la salle du Monument-National, une armée de collégiens et d'universitaires commença à scander: «Dehors Gouin ! » « Dehors le traitre ! » et pour terminer sur une note positive : « Bourassa au pouvoir ! » Jusqu'à la fin du discours, personne ne put entendre autre chose que des mots épars, car les applaudissements ne cessèrent plus. Seul le défi lancé au premier ministre atteignit la plupart des oreilles:
— Demain, je suis prêt à affronter mon adversaire dans une assemblée contradictoire au Champ-de-Mars. Déjà, Olivar Asselin a entamé des pourparlers avec ses organisateurs afin de fixer les conditions de la rencontre.
Asselin, lui aussi à peu près inaudible, revint sur la scène pour remercier les spectateurs de s'être déplacés en si grand nombre. Très lentement ensuite, l'assistance surexcitée vida les fauteuils à regret, désireuse de prolonger un peu ce moment d'ivresse collective.
Une fois rendus dehors, plus d'un millier de jeunes gens encombrèrent la rue Saint-Laurent au point d'interrompre toute circulation. De peur d'attraper un mauvais coup,
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