La belle époque
trouve pas devant la foule de ses partisans, au Monument-National de Montréal. Ici, les gens vouent un culte au premier ministre.
Le jeune garçon avait déserté le service des livraisons du magasin paternel vers seize heures afin de venir prêter main-forte à ses camarades de l'Association catholique de la jeunesse canadienne-française, une organisation nationale et religieuse étroitement encadrée par des prêtres éducateurs, venus ériger cette estrade. Maintenant, il se trouvait à l'arrière de la plate-forme, parmi les organisateurs de l'événement. Tout près de lui, une lavallière nouée lâchement autour du cou, se tenait un jeune gaillard vêtu de blanc. Armand Lavergne faisait tourner les têtes des jeunes femmes avec son visage de poète délicat et un peu tourmenté, ses vêtements savamment négligés et la masse de ses cheveux ondulés, portés exagérément longs, qui lui faisaient comme une couronne.
— Que veux-tu dire ? demanda-t-il à voix basse.
— Nulle part ailleurs au Canada, on ne trouve autant de fidèles partisans de Laurier. Les trois quarts de ces gens exposent son portrait dans leur salon, à côté de celui de leurs vieux parents.
Le jeune lieutenant de Bourassa haussa les épaules, prouvant que sa capacité d'analyser une situation politique ne valait pas celle d'un collégien de dix-sept ans. Pourtant, la ville lui était bien familière, puisque au terme de ses études, il avait décidé de venir y exercer le droit. Toutefois, en 1904, il avait jugé plus prudent d'aller se faire élire député libéral «indépendant» de Montmagny à la Chambre des communes. Les électeurs favorables à la cause nationaliste se trouvaient plus nombreux dans cette région rurale qu'à la ville. Ses frasques lui avaient valu récemment de se faire exclure du Parti libéral par son chef.
Un mouvement se dessina dans la rue de la Couronne. Un petit individu sanglé dans une redingote descendait l'artère à la tête d'une petite cohorte d'hommes en bleus de travail. Edouard reconnut quelques employés du magasin Picard qui, comme lui, avaient abandonné leur poste pour se livrer au jeu passionnant de la politique. Un moment, il songea à les dénoncer à son père pour les faire jeter à la porte.
Puis le caractère puéril d'une intervention de ce genre lui sauta aux yeux, sans compter que son paternel, organisateur libéral dans Québec-Est depuis longtemps, risquait plutôt de les récompenser.
— Vous connaissez comme moi ce petit macaque, continua-t-il à l'oreille de Lavergne. Il ne vient pas ici pour applaudir Bourassa.
— Taschereau? murmura l'autre.
— Louis-Alexandre lui-même, fils de juge et neveu de cardinal.
Espoir du Parti libéral provincial, député de Montmorency, Louis-Alexandre Taschereau avait payé quelques tournées à des ouvriers du quartier Saint-Roch réunis dans une taverne voisine. Maintenant, ceux-ci s'apprêtaient à le remercier de cette obole. Maigre à faire peur, flottant dans une redingote qui lui donnait des allures de croque-mort, cet avocat affrontait la vie avec un visage ingrat, allongé, et un crâne d'une forme oblongue un peu ridicule. Pareille disgrâce physique ne réduisait en rien ses ardeurs militantes.
— Et derrière Laurier qui se donne des allures d'Ali Baba, poursuivait l'orateur en hurlant, vous trouvez les quarante voleurs, les membres de son cabinet à Ottawa, et ceux qui entourent Lomer Gouin à Québec. Ces gens-là se remplissent les poches à vos dépens.
Le murmure devint franchement menaçant, des spectateurs firent un pas vers l'avant, pressant durement les premiers rangs des écoliers contre l'estrade de bois. Les drapeaux tombèrent sur le sol, car il leur fallait utiliser toute leur force pour éviter de se faire écraser par la foule.
A l'arrière, sur un signal de Taschereau, des hommes firent un grand mouvement du bras. Une première pierre tomba sur le crâne d'un séminariste avec un «ploc» sonore.
— Hé ! Ils nous canardent, clama quelqu'un.
D'autres pierres atteignirent bientôt l'estrade, rebondirent sur la plate-forme de bois. Crâneur, Bourassa croisa les bras sur sa poitrine, hurla encore :
—Jamais ces bandits ne m'empêcheront de parler. Parce que je dis vrai, les libéraux envoient des voyous pour me faire taire !
Armand Lavergne afficha un peu plus de raison que son chef. En quelques pas, il fut près de lui, pour faire un rempart de son corps. Mal
Weitere Kostenlose Bücher