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La belle époque

La belle époque

Titel: La belle époque Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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lui en prit: une pierre de bonne taille atterrit sur son occiput avec un bruit mat. L'homme chercha un moment des yeux l'auteur de cet affront, se pencha afin de récupérer le caillou pour le mettre dans sa poche. Deux décennies plus tard, il l'utiliserait encore comme presse-papier, afin de mieux se souvenir de Louis-Alexandre Taschereau... devenu entre-temps premier ministre de la province.
    Édouard Picard s'avança lui aussi sous les pierres qui tombaient dru maintenant, pour pousser à la fois Armand Lavergne et Henri Bourassa vers l'escalier très raide aménagé à l'arrière de l'estrade. Dans l'opération, il récolta un caillou à la tempe gauche.
    Alors que les vedettes du jour s'esquivaient enfin, encadrées par des étudiants, en chancelant, il posa un genou sur la surface de madriers, porta la main à l'endroit de l'impact. Ses doigts se poissèrent de sang. Le choc le laissait abasourdi, tellement qu'il ne songeait même pas à fuir ce lieu exposé. Heureusement, bons princes, les membres de la petite troupe de Taschereau retournaient déjà vers leur taverne de prédilection afin de célébrer aux frais du Parti libéral le succès de leur petite campagne de nettoyage politique. Nationalistes et conservateurs se souviendraient que toute nouvelle manifestation dans la circonscription de Wilfrid Laurier serait interprétée comme de la provocation, et châtiée comme telle.
    Finalement, ce fut l'un de ses camarades du Petit Séminaire, Fernand Dupire, qui grimpa l'escalier, agrippa Fdouard par les épaules de sa veste et le tira sans délicatesse jusque sous la plate-forme de bois.
    —    Tu tiens absolument à te faire tuer, en restant là-dessus, cria le sauveteur pour couvrir les bruits de la foule en colère qui se dispersait dans les rues environnantes.
    Même les badauds qui, quelques minutes plus tôt, s'insurgeaient contre les accusations de Bourassa, toléraient mal de voir interrompre un bon discours par une pluie de pierres. Parce que bien sûr ils risquaient d'en recevoir une et que par ailleurs, dans les paroisses Saint-Roch et Saint-Sauveur, les distractions n'étaient pas abondantes au point de se passer d'un spectacle enlevant. Les invectives îles politiciens s'addi-tionnaient ainsi aux joutes de baseball ou de hockey, trop rares à leur goût.
    A la fin, les braves réfugiés sous l'estrade purent sortir sans risquer autre chose que des quolibets amusés.
    —    Ce Taschereau, c'est un ami de ta famille ? questionna Dupire en cherchant dans sa poche un mouchoir à peu près propre pour le tendre à son compagnon.
    —    Il est venu manger à la maison à quelques reprises.
    —    Vous avez de drôles de fréquentations.
    —    C'est vrai, nous recevons même des conservateurs, parfois.
    Le ton gouailleur témoignait qu'Edouard se remettrait sans trop de mal de sa blessure. Il pressait le mouchoir contre une coupure longue d'un pouce peut-être, à la naissance du cuir chevelu, afin de faire cesser l'écoulement de sang. Le liquide poisseux traçait une longue ligne écarlate sur le côté gauche de son visage, jusqu'à tacher le col de la chemise et la veste.
    Les conservateurs reçus dans la demeure de la rue Scott demeuraient bien peu nombreux: seule la famille Dupire avait droit à ce privilège. Le père, un notaire, rédigeait tous les contrats du commerçant. Les fils étaient devenus des inséparables. L'évolution de l'actualité politique leur avait fourni un terrain idéologique commun : les nationalistes recrutaient chez les jeunes des deux partis, des idéalistes déçus de voir les pratiques «corrompues» de leurs aînés... Ce sentiment durerait jusqu'à ce qu'eux-mêmes puissent profiter des magouilles partisanes.
    —    Es-tu en état de marcher? questionna bientôt Fer-nand.
    L'abondance du sang versé l'amenait à exagérer la gravité de la blessure.
    —    Je l'espère pour toi, sinon tu seras obligé de me porter jusqu'au magasin.
    Ce ne fut pas nécessaire. Pendant tout le trajet dans la rue Saint-Joseph, le blessé posa tout de même la main sur l'épaule de son compagnon. Les passants les regardèrent avec un peu d'inquiétude dans les yeux. Le sang coulait rarement dans les rues de Québec. Dans cette artère marchande, en cette belle soirée, les badauds complétaient des emplettes ou profitaient tout simplement de la douceur du temps. Déjà, la pénombre se répandait sur la ville, le ciel prenait une teinte d'un bleu profond.

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