La belle époque
Tu vois, elle s'en remet déjà. Elle se prélassera dans un bon bain chaud, en sortira juste à temps pour mettre un peu de parfum ici et recevoir mon père à bras ouverts, à son retour du magasin.
En disant «ici», Eugénie désigna l'espace entre ses seins, faisant rougir un peu sa compagne. Cette incroyable faculté de séduire son père demeurait incompréhensible à la jeune fille. Parfois, cela lui semblait tenir de la sorcellerie, une forme d'envoûtement qui enlevait à l'homme toute forme de raison.
— Que voulais-tu dire exactement par: avoir une épouse
sur le point de mourir ?
Eugénie se mordit la lèvre inférieure, se remémora brièvement les yeux de son père dans les siens, quand dix ans plus tôt il lui avait demandé de ne jamais reformuler sa terrible accusation.
— Oh ! Rien de plus que ce que j'ai dit. Élisabeth travaillait chez nous à titre de préceptrice. Comme il avait été convenu de me mettre en pension, de son côté elle devait retourner chez les ursulines, pour devenir religieuse. Ma mère a été trouvée morte dans sa chambre juste au bon moment... Mon père a décidé de l'épouser.
— C'est une belle histoire, comme dans les romans. Tu te souviens quand nous avons lu Jane Eyre, de Charlotte Brontë ? Nous nous passions un par un les chapitres arrachés au livre, cachés sous nos jupes de couventines, comme en contrebande.
Ce fut au tour d'Eugénie de rougir, cette fois de colère. Cette Elise se révélait parfois bien sotte. Les intrigues de sa belle-mère, pour gagner le cœur de son père, n'avaient rien de commun à ces yeux avec les romances que des pensionnaires dévoraient en cachette des religieuses.
Juste en face de la vieille église Saint-Roch s'élevait le grand magasin Picard. En réalité, il s'agissait d'un assemblage de diverses bâtisses, témoignant chacune d'un moment différent de l'histoire de l'entreprise. La plus imposante, construite en 1891, offrait une façade de pierre grise haute de six étages, ornée de magnifiques fenêtres. Edouard entra plutôt dans l'édifice voisin, celui-là de trois étages, érigé en 1876 par Théodule, son grand père. Il s'agissait du premier magasin «à rayons» — on utilisait plus souvent l'anglicisme «à départements» — de la ville. En 1907, le troisième étage n'accueillait plus que les locaux administratifs de l'entreprise.
Les derniers clients regardèrent le jeune homme gravir l'escalier en affichant des mines inquiètes, alors que les employés devinaient que la tâche de faire disparaître toutes les taches de sang leur revenait. Sous la lumière électrique, Edouard offrait un teint livide et le liquide paraissait plus rouge encore. Quand ils arrivèrent au troisième, ce fut pour se trouver face au propriétaire des lieux.
— C'est grave ? questionna celui-ci calmement, habitué aux frasques de son fils.
— Penses-tu ! J'ai la tête plus dure que les pierres du petit laideron des Taschereau.
— Et une cervelle assez anémiée pour aller faire l'idiot avec Bourassa, alors que tu as du travail à effectuer ici !
Si les mots paraissaient durs, la voix trahissait un amusement certain. Ce soir, bien des pères de familles libéraux
— ou conservateurs — semonceraient de grands garçons nationalistes. Thomas s'en formalisait d'autant moins que lorsqu'il avait à peu près l'âge de son fils, il s'était égosillé dans de vastes rassemblements pour signifier son appui au «mouvement national» d'Honoré Mercier. Chaque génération de Canadiens français semblait condamnée à répéter ce scénario, l'une après l'autre.
— Bonsoir, monsieur Dupire, salua enfin le commerçant. Moi qui croyais pouvoir compter sur vous pour garder ce garnement à l'abri des mauvais coups... Vous me décevez.
— Monsieur Picard, si vous n'y arrivez pas, alors moi...
Le jeune homme avait dit cela en riant, tout en lui serrant la main. Le marchand enchaîna :
—Je vous demanderai cependant de vous dévouer de nouveau. Si vous voulez bien le livrer entre les mains compétentes de sa mère... Je dois encore recevoir Fulgence Létourneau.
Fernand se trouvait si souvent dans le domicile de la rue Scott qu'il connaissait de réputation l'homme de confiance de Thomas Picard.
—Je me charge de lui, répondit-il en tournant les talons. S'il le faut, je le mettrais au lit moi-même.
Un instant plus tard, le blessé en remorque, il héla un fiacre
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