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La belle époque

La belle époque

Titel: La belle époque Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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Les lumières électriques jetteraient bientôt un halo jaunâtre sur les trottoirs.
    Dans la rue Scott, le souper s'était poursuivi dans une atmosphère très lourde. D'un côté, Elise cherchait des sujets de conversation légers en affichant un désespoir palpable. De l'autre, Eugénie soupesait en silence ses chances d'échapper, à la première heure le lendemain, à une conversation difficile avec son père. Entre les deux, la belle-mère demeurait bouleversée par cette attaque aussi sournoise qu'imprévue.
    En réponse à une simple allusion à l'argument du matin, selon lequel les Caron permettaient à leur fille de faire la grasse matinée et de tramer ensuite une partie de la journée en peignoir, Eugénie avait repris de manière presque explicite son accusation lancée un peu plus de dix ans auparavant, le jour de l'enterrement de sa mère: «Mais elle a tué maman ! »
    Cette petite phrase avait éclaté comme une bombe dans le salon de la vieille résidence du quartier Saint-Roch, en réponse à la confidence de Thomas. Veuf depuis trois jours, celui-ci avait annoncé son désir d'épouser la préceptrice.
    Faire bonne figure pendant tout le reste du souper avait sapé l'énergie d'Elisabeth. La dernière bouchée du plat principal avalée, elle plaida la fatigue pour aller se réfugier dans sa chambre.
    — Que s'imagine-t-elle, à la fin ? murmura la jeune femme en s'asseyant sur le bord de sa couche. Que je me suis levée cette nuit-là pour aller étrangler sa mère dans son lit?
    En disant ces mots dans un souffle, elle leva ses mains longues et fines à la hauteur de ses yeux pour les contempler. Des mains assez fortes pour serrer le cou d'une personne affaiblie par des années de maladie jusqu'à la tuer.
    Mais comment cette enfant, alors âgée de huit ans, avait-elle pu imaginer pareille horreur? Et combien de haine fallait-il cultiver dans son cœur pour répéter cette accusation si longtemps après ?
    —    Elle doit être folle.
    Les derniers mois de sa vie, Alice Picard avait montré des signes de maladie mentale. A tout le moins, Elisabeth, alors une jeune femme de dix-huit ans, avait interprété ainsi le délire morbide qui consumait la malade à la fin de son existence. Le caractère héréditaire des affections de cette nature ne faisait pas mystère. Eugénie portait en elle cet héritage.
    Ce matin, au moment de faire ses recommandations de prudence à Jeanne, la petite bonne, la maîtresse de maison avait ressenti une certaine fierté pour la compétence avec laquelle elle arrivait à jouer son rôle de maîtresse d'une maisonnée prospère. Quelques heures plus tard, sa situation avait retrouvé toute sa précarité. Si Eugénie se mettait en tête de réitérer ses accusations, toute la famille en souffrirait abominablement. Thomas d'abord, le premier bénéficiaire d'un décès bien opportun, qui lui avait permis d'épouser la jeune employée logeant sous son toit. Les affaires péricliteraient inexorablement : dans une petite ville, personne ne donnerait sa confiance à un commerçant immoral. Edouard ensuite, dont l'héritage s'envolerait bien vite en fumée.
    —    Quelqu'un devra faire comprendre à cette sotte qu'en faisant planer de semblables soupçons, elle provoquera sa propre ruine. Même les hommes qui ramassent le crottin de cheval dans les rues ne voudront pas d'elle comme épouse, s'ils savent qu'elle a précipité sa famille dans la misère en proférant des accusations pareilles.
    Au retour de Thomas, une longue et pénible conversation s'imposerait. Autant se présenter sous son meilleur jour.
    Elisabeth quitta le lit, puis entreprit de détacher le bouton qui retenait sa longue jupe de toile.
    Après le départ de table de la maîtresse de maison, les deux jeunes filles poursuivirent leur repas en silence. Elise Caron prit la ferme décision de fréquenter dorénavant plus assidûment sa propre salle à manger familiale: les conversations s'y révélaient agréablement prévisibles, et les éclats moins nombreux.
    Au moment de revenir dans le petit salon, elle risqua une remarque :
    —    Ta mère semblait vraiment en colère.
    —Je te l'ai dit cent fois: ma belle-mère, ou mieux, Elisabeth. Ma mère est morte.
    —    Que tu la désignes n'importe comment, elle était fâchée.
    Sur ces mots, descendit d'en haut le bruit d'un jet d'eau contre une cuve de porcelaine, tout de suite rendu indistinct grâce à la fermeture d'une porte.
    —

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