La belle époque
mit docilement en route.
— Vous voyez, commenta Marie en riant, il comprend même votre accent.
— Voilà donc un bestiau, comme vous dites ici, bien talentueux, déclara-t-il en essayant tant bien que mal d'imiter la prononciation locale. Mais si je voyage un jour en Allemagne, je m'en tiendrai à la bicyclette.
Il encouragea encore l'animal de la voix afin de le faire tourner dans la Côte-du-Palais, puis lui fit adopter l'allure du petit trot. Au moment où ils atteignaient la Basse-Ville, l'homme se tourna à demi pour dire doucement, comme si on risquait de l'entendre du trottoir :
— Je suis très heureux que vous soyez là.
— Je suis très heureuse aussi de m'y trouver.
Dans un geste discret, James saisit la main de sa compagne pour la serrer dans la sienne un moment, appréciant le contact des doigts fins sous le gant, puis reprit les guides. Il murmura encore :
— Vous êtes bien jolie, aujourd'hui.
Marie, comme d'habitude, portait une longue jupe d'un bleu intense et un chemisier un ton plus pâle. La lourde tresse de ses cheveux était nouée contre sa nuque. Un chapeau de paille incliné sur les yeux lui donnait un air vaguement canaille. Pour avoir une contenance, elle ouvrit son ombrelle et la posa sur son épaule de façon à protéger son visage du soleil, puis changea de sujet :
— Vous avez pensé à prendre quelque chose à manger, ou vous préférez la salle à dîner de l'hôtel Kent ?
— Selon le cuisinier de l'hôtel Victoria, la nourriture de ce compétiteur ne vaut pas la sienne. Mais ne vous inquiétez pas, nous ne manquerons de rien. Le repas se trouve derrière nous.
Derrière la banquette étroite sur laquelle le couple était assis, se trouvait un petit espace plat destiné à recevoir les bagages des voyageurs. Marie se retourna pour se pencher au-dessus du dossier rembourré de crin de son siège. Elle découvrit un grand panier d'osier et une couverture à larges carreaux.
— Cependant, continua l'homme après une hésitation, si vous préférez le restaurant...
— Un dîner sur l'herbe me convient très bien, surtout que la température promet d'être idéale.
Quelques minutes plus tard, James versa quelques cents en guise de péage, puis s'engagea sur le pont Dorchester.
L'appartement de la rue de la Fabrique fournissant le point de vue idéal pour contempler la parade de la Saint-Jean, les enfants s'épargnèrent les bousculades sur les trottoirs.
Après une messe solennelle célébrée au pied de la grande statue de monseigneur de Laval, les membres de la société Saint-Jean-Baptiste se réunirent sur la place devant la basilique, puis ouvrirent la longue marche à travers les rues de la ville. Derrière eux, d'autres groupes vinrent former les rangs et s'engager dans cette procession.
Les autorités ecclésiastiques et celles du mouvement nationaliste entendaient faire sentir leur présence, pour jeter un peu d'ombre sur la prochaine grande fête impériale. Pas moins de cent cinquante associations patriotiques ou fraternelles participaient à la manifestation, des Chevaliers de
Colomb à l'Ordre des forestiers indépendants, une société de secours mutuel, en passant par la Garde indépendante Champlain. L'effectif de certaines d'entre elles demeurait limité. Tout de même, près de quinze mille personnes prenaient part au défilé, ce qui représentait le cinquième de la population adulte de ville. Par ailleurs, la foule comptait des visiteurs venus d'autres localités du Québec, parfois d'autres provinces, et même des États américains où habitaient des émigrés canadiens-français.
Les délégations les plus chaudement applaudies étaient celles qui arboraient un uniforme d'opérette. Les membres des autres associations se contentaient d'écharpes, de rubans ou de médailles en guise de signe de reconnaissance. L'excitation de la foule massée sur les trottoirs atteignait cependant son comble quand les fanfares passaient devant elle. Par exemple, le Collège Saint-Louis, de Montréal, avait dépêché son ensemble de cors et de clairons à l'uniforme chamarré afin de charmer les habitants de la vieille capitale. Au total, une quinzaine de groupes musicaux faisaient retentir dans toute la ville le son des cuivres et des grosses caisses.
Le cadre urbain lui-même participait au spectacle. Tous les commerces et la plupart des domiciles s'agrémentaient de bouquets de verdure et de
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